Dans la Pravda du 27 mars 1983, donc quatre jours après la présentation du président Reagan de ce qui deviendra l'IDS, Youri Andropov montait au créneau en termes virulents : il jugeait inacceptable la remise en question des règles du jeu stratégique et stigmatisait « une tentative destinée à désarmer l'Union soviétique face à la menace nucléaire américaine ». Par sa rapidité, la réaction du numéro un soviétique, qui portait immédiatement le débat au-delà d'une quelconque faisabilité, appelle une remarque : soit l'idéologie « transcende » ici également la technologie, soit Andropov avait déjà quelques idées en la matière, ce qui tendrait à confirmer la thèse selon laquelle les programmes soviétiques de défense contre les missiles sont déjà bien avancés. La réaction d'Andropov fut suivie d'une offensive générale contre l'IDS : dépôt aux Nations unies, à l'initiative de Gromyko, d'un projet de « démilitarisation de l'espace » ; publication fin 1983, par un comité de « scientifiques pour la paix », d'un texte soulignant le danger pour la paix du programme américain, son aspect techniquement irréaliste et son coût astronomique. Dans leur ensemble, les réactions soviétiques mettent l'accent sur la contradiction entre le caractère défensif avoué de l'IDS et l'accroissement parallèle de l'arsenal nucléaire stratégique américain. La crainte exprimée, à la lumière de cet hiatus, étant de voir un pouvoir de pénétration accrue des missiles américains contre les défenses soviétiques. Et quand bien même Moscou exprime ses doutes sur la capacité de l'IDS à assumer une protection contre une première frappe soviétique, il la juge tout à fait capable de rendre nul un tir de représailles effectué par des forces déjà diminuées par une frappe initiale américaine. Cette analyse inverse les termes de la proposition. L'IDS, loin d'être un programme défensif, devient un élément d'une stratégie de premier emploi. Peu avant l'ouverture des négociations de Genève, le maréchal Aknromeyev évoquait dans la Pravda du 19 octobre 1985 la possibilité pour l'URSS de se lancer dans la guerre des Étoiles : « sans exclure les armes défensives, y compris celles qui sont stationnées dans l'espace ». Le maréchal Koulikov, commandant en chef des forces du pacte de Varsovie, affirmait dans une interview au Figaro du 26 mai 1985 : « Si les États-Unis poursuivent l'application de leur programme spatial (...), il ne nous restera qu'à prendre des contre-mesures pour maintenir au niveau nécessaire notre capacité de porter à l'agresseur un coup de riposte efficace. » En clair, toutes les réactions soviétiques tendent à démontrer que, si l'IDS a pour objet, comme le souligne le président Reagan, de « rendre l'arme nucléaire inefficace et caduque », il manque selon Moscou un terme de poids à la proposition, car l'arme nucléaire en question est bien celle de l'URSS et seulement celle-ci, il y aurait alors mensonge par omission.

Au-delà d'une réaction de surprise des alliés qui n'ont pas été avertis, ni même « consultés », on peut noter que l'IDS n'a pas rencontré un enthousiasme égal à celui de Reagan. À l'expectative a succédé une série de prises de position dont les termes rappelaient parfois les critiques soviétiques. Si F. Mitterrand, dans un discours prononcé à La Haye en février 1984, évoquait les armes capables de « tirer des projectiles qui se déploient à la vitesse de l'éclair », dans un monde où « il faut déjà porter le regard au-delà du nucléaire », une intervention de la délégation française à la Conférence du désarmement des Nations unies, le 12-juin 1984, introduisait une proposition « d'interdiction (...) du déploiement au sol, dans l'atmosphère ou dans l'espace, de systèmes d'armes à énergie dirigée, capables de détruire des missiles balistiques ou des satellites à grandes distances »... Cette limitation dûment contrôlée des nouvelles technologies antibalistiques remettait les pendules à l'heure de notre force de frappe. Même son de cloche, quoique atténué, du côté britannique. Peu après son entretien avec M. Gorbatchev à Londres, fin 1984, Mme Thatcher faisait le voyage aux États-Unis pour s'assurer que l'IDS ne ferait pas l'objet d'un déploiement sans négociation préalable avec l'URSS. Tout comme Mme Thatcher, dans un premier temps, le chancelier Kohl donnait l'impression d'une approbation. Cependant, le 20 mars 1985, H. Kohl déclarait devant le congrès du CDV que les plans de Reagan pourraient ne jamais prendre corps. Un porte-parole du gouvernement ouest-allemand précisait, en octobre, l'opposition de la RFA à ce que l'IDS débouche « automatiquement sur le développement et le stationnement d'un système de défense stratégique ». Les inconvénients de l'IDS, que l'on souligne de plus en plus depuis le début 1985 à Paris, Londres et Bonn, sont de trois ordres : les systèmes de défense stratégique peuvent induire une déstabilisation du statu quo militaire Est-Ouest ; l'avenir du contrôle des armements est compromis ; l'apparition d'une « forteresse Amérique » risque de diminuer les garanties américaines à l'égard de l'Europe (c'est la thèse du découplage). En ce qui concerne la Grande-Bretagne et la France, la crédibilité de leur force de dissuasion pourrait être ébranlée. Pour les gouvernements alliés, la faisabilité de l'IDS et son éventuel corollaire, son efficacité stratégique, n'ont pas été démontrés. Le Canada refusait, dès septembre 1985, toute participation à l'IDS, jugeant qu'il n'aurait aucune prise sur un projet entièrement contrôlé par les États-Unis. Le ministre de la Défense ajoutait cependant que rien n'empêchait « les entreprises et les organisations privées » de poursuivre au Canada leur participation à la recherche dans le cadre de l'IDS. La Norvège, quant à elle, a été le premier pays de l'Alliance atlantique à répondre par le négative à la proposition américaine (18 avril 1985). À l'inquiétude concernant la crédibilité de la force de dissuasion française, le gouvernement n'a pas cessé de renvoyer une image sereine, affirmant, comme M. Mitterrand, que « la dissuasion nucléaire a encore de longues années devant elle » (25 mai) ou, comme son conseiller diplomatique, M. Védrine que « la crédibilité de la dissuasion nucléaire française n'est pas réduite par les armes spatiales à rayon ». Et pourtant, l'arbre ne saurait cacher la forêt. De fait, le projet américain a propulsé « vers » les étoiles les inquiétudes politiques, militaires et stratégiques des alliés. Que le bouclier soit étanche à 100 %, ce que personne ne pense, un avatar, même partiel, obligerait les responsables français à se lancer dans la course au perfectionnement de leurs armes offensives. On appréciera, sous cet angle, la création par M. Hernu, en juin 1985, d'un état-major de l'espace : si « la dissuasion reste le seul système de défense crédible (...), nous devons préparer notre présence dans l'espace, car cette dimension est essentielle à notre défense ». En marge des prises de position des gouvernements face à la question stratégique que leur pose l'IDS, il subsiste une manière de défi économico-technologique, un chant des « sirènes » à l'attention des industriels français, belges, canadiens, italiens, britanniques et ouest-allemands. Dans l'état actuel du programme stratégique les industriels ne manqueront pas (ou ne manquent pas ?) de faire pression sur les hommes politiques. Si du côté des alliés on enregistre pour l'heure une certaine fermeté, on fait également part de la crainte de voir partir cerveaux et technologies pour une aventure scientifique dont seuls les États-Unis garderaient le contrôle total. À cet égard, et quand on sait que le traité ABM (Anti-Ballistic-Missiles [États-Unis/Union soviétique]) interdit tout transfert de technologie en matière de défense antimissile, la décision officielle de Londres, puis de Bonn (déc. 1985) de participer finalement au programme de recherches du président Reagan ne risque pas de faire taire cette inquiétude.

L'IDS et le tapis vert

Le 26 mai 1972, les États-Unis et l'URSS, dans le cadre des accords Salt 1, s'engageaient à limiter à deux sites leurs systèmes de défense antimissiles, l'un protégeant la capitale, l'autre une base de silos de missiles stratégiques. Pour des raisons budgétaires, auxquelles s'ajoutait un doute quant à l'efficacité de tels systèmes, les États-Unis renonçaient pour leur part à poursuivre dans cette voie. L'Union soviétique dispose à ce jour d'un réseau de missiles antimissiles « galosh » répartis en quatre complexes autour de Moscou. La signature du traité ABM (Anti-Ballistic-Missile) jouit de la faveur de l'opinion publique et de la classe politique. Il est en quelque sorte la clé de voûte de l'équilibre dissuasif entre les deux grands, le symbole de la réussite de l'arms control ; en ce sens, il est considéré comme le régulateur, sinon le frein, de la course aux armements. Selon les termes mêmes de l'accord, les deux parties s'engageaient à « ne pas développer, tester ni déployer des systèmes ABM ou leurs composants, qu'ils soient basés en mer, dans l'air, dans l'espace ou à terre de manière mobile », et d'autre part il était prévu que, « si des systèmes antimissiles fondés sur d'autres principes physiques (étaient) créés dans l'avenir, des limitations spécifiques de ces systèmes et de leurs composants seraient l'objet de discussions »... Tout le débat tourne bien évidemment autour de l'interprétation d'un texte rédigé il y a treize ans dans un contexte dépassé depuis par les progrès de la technologie. Pour l'URSS, le projet américain constitue une violation du traité ABM, les États-Unis font valoir que l'IDS est un programme de recherche, et que « tout est négociable mais pas la recherche » (qui est autorisée aux termes mêmes du traité de 1972). De plus, Washington accuse Moscou de contrevenir au traité ABM avec la construction à Krasnoiarsk d'un radar présentant toutes les caractéristiques d'un système ABM. Selon le chef d'état-major soviétique, le maréchal Akhromeyev, l'IDS ne peut être considérée comme « une recherche inoffensive » car l'argument selon lequel les systèmes actuellement envisagés ne sont pas prévus par le texte du traité ne tient pas ; selon lui, les systèmes (laser et faisceaux d'énergie dirigée) sont « appelés à remplacer les antimissiles mentionnés dans le traité ». Le maréchal Akhromeyev en conclut que la mise en cause du traité ABM « signifierait un échec des négociations » (4 juin 1985). L'inquiétude exprimée par le maréchal soviétique a rencontré des échos chez les pays membres de l'alliance mais également aux États-Unis, où nombre d'observateurs, et non des moindres (cf. les réactions américaines), avancent que la violation du traité ABM condamne de fait toutes négociations ultérieures sur les armes stratégiques.