Bernard Pivot n'est pas sans chouchou pour autant et, si personne ne peut se vanter d'avoir son rond de serviette à Apostrophes, certains sont plus souvent invités que d'autres. Max Gallo est venu onze fois, Jean d'Ormesson neuf fois, Claude Mauriac et Michel Tournier chacun huit fois ; cinq écrivains sont venus sept fois : Jean Cau, Jean Dutourd, Jean-François Revel, Henri Troyat et Olivier Todd. Trois femmes sont venues six fois : Françoise Giroud, Catherine Rihoit et Françoise Sagan, tout comme Henri Vincenot, Philippe Labro, Bernard Clavel, Roger Vrigny et Jacques Attali.

À bas les chapelles !

Difficile de trouver un dénominateur commun à tous ces personnages, sinon peut-être l'esprit de répartie, garant de débats où l'esprit ne soufflera pas forcément, mais à tout le moins fusera. Non seulement Pivot ne donne la préférence à quelque famille spirituelle que ce soit, mais encore il se garde de professer aucune opinion politique ou religieuse. Si on lui demande s'il croît qu'il y a quelque chose après la mort, il répond : « Oui, le cimetière. » Et, si on pousse l'interrogatoire plus loin en le questionnant sur ses opinions religieuses, il se borne à répondre : « Ça me regarde. »

Il consacrera régulièrement l'émission du vendredi saint à des thèmes religieux, mais passera, quelques semaines plus tard, à des thèmes érotiques. L'ange et la bête.

Même désinvolture à l'égard du sacro-saint clivage entre la droite et la gauche. Ancien journaliste du Figaro, il aime bien M. d'Ormesson et accueille avec déférence le président Giscard d'Estaing venu parler de Maupassant, mais il invitera tout aussi bien François Mitterrand (deux fois), Pierre Mendès France ou des écrivains communistes comme Gaston Plissonnier, Pierre Juquin et André Stil. Même Cohn-Bendit et Tixier-Vignancour sont venus à Apostrophes.

La recherche de l'oiseau rare

Mais Bernard Pivot ne se contente pas de la simple symétrie : croyants-mécréants, ou bien un coup à droite, un coup à gauche ; son vrai mérite est de chercher dans les coins, de débusquer le vieux fou insituable ou le jeune écrivain insitué. C'est même pour ceux-là qu'il se mettra en frais – au sens propre – en s'engageant, par exemple, à rembourser tout acheteur mécontent d'un livre écrit par un jeune Anglais inconnue : William Boyd. Les ventes ont aussitôt démarré en flèche et seuls trois lecteurs insatisfaits se sont manifestés. Pivot a demandé que les livres lui soient retournés... et n'a plus jamais entendu parler de rien.

C'est peut-être sur cette réputation (justifiée) d'impartialité tous azimuts que Pivot a bâti sa puissance.

Elle est considérable. D'abord par rapport au statut social de l'écrivain. Il est devenu très difficile de passer pour écrivain aux yeux de sa crémière ou de son dentiste, si l'on n'a pas été au moins une fois « vu à Apostrophes ». Cette respectabilité conférée aux individus écrivant s'étend d'ailleurs à toute la littérature.

Le dernier salon

En réinstallant la galaxie Gutenberg au cœur du concert médiatique, Bernard Pivot a fait que, comme au temps des salons de Mlle de Lespinasse ou de Mme Récamier, le livre reste le couronnement indispensable d'une carrière réussie, qu'elle soit politique, scientifique ou artistique. Bien sûr, Bernard Pivot a bénéficié du prestige qui, en France, s'attache traditionnellement au livre. Notre taux de lecture n'est pas supérieur à celui que nous assigne la latitude (un peu plus faible qu'au nord de l'Europe, un peu plus fort qu'au sud), mais, malgré tout, nous respectons beaucoup les livres. Certains les sacralisent même tellement qu'ils s'abstiennent d'y toucher. Pour ceux-là, les soixante-quinze minutes d'Apostrophes représentent un substitut de la lecture particulièrement bienvenu : ils pourront parler des livres qu'ils n'ont pas lus.

Cette valorisation du livre fait indéniablement vendre. Dans quelle proportion ? Les avis des éditeurs diffèrent sur ce point, mais la fourchette s'établirait entre 15 et 25 % en moyenne. Il arrive que cela soit beaucoup plus : des livres comme la Billebaude de Vincenot la Double Méprise de Catherine Nay ou la Soupe aux herbes sauvages d'Émilie Carles se sont littéralement envolés après Apostrophes. A. Glucksmann, B.-H. Lévy ou Michel de Grèce doivent également une large part de leur succès à l'effet de leurs prestations télévisées, même s'il y avait déjà eu un « frémissement » avant que Pivot ne les invitât. Il arrive aussi que les ventes s'arrêtent : Antonietta Macciocchi n'aurait plus vendu un seul livre après s'être fait mettre en pièces par Simon Leys sur le plateau d'Apostrophes. Serge July a également connu une mésaventure analogue.