En choisissant J. Turner, le Parti libéral croit jouer la sécurité. S'il avait opté pour J. Chrétien, le parti aurait élu une copie presque conforme du prédécesseur. Or, les libéraux sentent que l'opinion est un peu lasse de P. Trudeau, de ses obsessions d'unité nationale, de son style, de son french power. Tout de suite les sondages semblent indiquer que les militants libéraux ont fait le bon choix. Mais la campagne de J. Turner ne s'engage pas sous un jour très favorable. D'autant que le successeur de P. Trudeau ne s'y prend pas de la meilleure façon pour mener son combat. Il se trouve d'abord entraîné dans quelques controverses nuisibles, dans un pays où les femmes ne badinent guère avec la cause de leur libération : il est surpris assénant des tapes familières sur le derrière de deux femmes qui ne lui portaient d'amitié que politique. En outre, il fait preuve d'une faiblesse coupable quand il accepte une requête de P. Trudeau consistant à nommer un certain nombre d'amis à des postes de diplomates ou de hauts fonctionnaires. Enfin, Turner ne brille guère lors des débats télévisés qui l'opposent au leader conservateur Brian Mulroney.

Du jamais vu

Baie-Comeau, le 4 septembre. C'est une petite ville bien tranquille, au bord du Saint-Laurent, au Québec. Sur la cote nord, comme on dit là-bas, juste à l'embouchure du fleuve. Pays de lacs et de forêts, pays de l'hiver. Pays de silence. Mais ce soir-là, dans le centre récréatif de la ville, il y a plus de bruit qu'un soir de « joute » de hockey. Les gens du pays fêtent l'élection du nouveau député de la circonscription de Manicouagan. Ils fêtent l'enfant du pays : Brian Mulroney, leader conservateur, triomphateur des élections. J. Turner est à 6 000 km de là. Pour tenter d'étendre l'influence de son parti, il s'est présenté dans une circonscription de Vancouver, au bord du Pacifique. Même s'il est personnellement élu, il reconnaît l'ampleur de la défaite de ses troupes. « Ce soir, le peuple a parlé, dit-il en grand démocrate. Et le peuple a toujours raison. » Car d'un océan à l'autre, dans les dix provinces qui constituent la Confédération canadienne, le peuple a parlé le même langage. 211 des 282 députés de la nouvelle Chambre des communes sont des conservateurs. Record absolu dans l'histoire du Canada.

L'événement est capital dans ce pays déchiré, sous le règne de P. Trudeau, entre francophones et anglophones, entre régions pauvres et régions riches en ressources pétrolières, entre Orient atlantique, prairies du Middle West et Occident pacifique. Le paysage politique du Canada se trouve tout d'un coup bouleversé. Lors du scrutin précédent, en 1980, les libéraux, vainqueurs, n'étaient présents qu'à l'est du pays. Le 4 septembre 1984, les conservateurs triomphent partout. Les Canadiens auraient-ils donc envie que « le p'tit gars de Baie-Comeau » leur apprenne enfin à vivre ensemble ?

Mulroney le rassembleur

Il a bien des atouts en tout cas pour devenir un rassembleur. P. Trudeau vivait de façon conflictuelle les rapports entre « les deux nations » du Canada. B. Mulroney, lui, est un melting pot à lui tout seul. Il est québécois, mais ses ancêtres sont irlandais. Il est donc anglophone, mais catholique, comme les francophones. Et il est parfaitement bilingue. Sa femme, Mila Pivnicki, 30 ans, charmante et très présente (remember Margaret Trudeau ?), est née en Yougoslavie, d'où ses parents ont émigré il y a vingt-cinq ans. B. Muroney a des racines multiples. Le fait est fondamental dans un pays d'immigration.

Deuxième atout de B. Mulroney : il est conservateur, mais à sa manière, qui n'est pas dogmatique. L'exercice de la présidence d'une grande compagnie minière a fait de lui un apôtre du libéralisme en économie. Comme presque tout le monde aujourd'hui dans le monde occidental, il croit que l'État doit limiter ses dépenses et que la relance viendra du secteur privé. Mais ses origines modestes — son père était électricien dans l'usine de pâte à papier de Baie-Comeau — et son expérience d'avocat spécialiste du droit du travail l'ont rendu pragmatique. « Mulroney n'est ni de droite ni de gauche, dit un journaliste. Il est des deux côtés en même temps. » Bref, il ratisse large.