Trudeau décide de renoncer à cette grande bâtisse plutôt laide du 24 Sussex Drive, la résidence officielle des Premiers ministres canadiens, au bord de la rivière Ottawa. À 64 ans, cet homme au visage allongé, au faciès un rien oriental, se retire sous sa tente. Il s'en va s'occuper de ses trois jeunes enfants, trois garçons, dont il a la charge depuis sa séparation, puis son divorce, d'avec la pétulante Margaret. Il s'en va sans bruit, et on ne l'entendra plus guère le reste de l'année.

Tel un vieil artiste, il fait pourtant une longue tournée d'adieux.

Il viendra en Normandie, le 6 juin, commémorer le quarantième anniversaire du débarquement allié. Il part ensuite pour Londres participer au sommet des pays industrialisés. Vieille habitude, il s'y querelle avec Ronald Reagan, à propos de l'attitude du président américain vis-à-vis de l'Union soviétique. « À côté des États-Unis, le Canada est comme une petite souris à côté d'un éléphant », a dit un jour P. Trudeau. Il n'a jamais aimé les éléphants.

De retour au pays, il fait son dernier show à Ottawa, au congrès de son parti. Neuf mille militants lui réservent un accueil triomphal et émouvant. Étrange pour un homme dont l'arrogance dans le débat politique était devenue légendaire : P. Trudeau ne s'implique guère dans la campagne pour sa succession. Chacun sait pourtant qu'il penche pour Jean Chrétien, « le p'tit gars de Shawinigan », Québécois lui aussi, ministre des Transports, ami de longue date, le préféré de la majorité des militants du parti.

P. E. Trudeau : un bilan mitigé

Le Canada a vécu une année capitale. Les rêves de Pierre Trudeau, une « certaine idée » d'un Canada bilingue, avaient donné le ton à quinze ans de vie politique agitée, dominée par la question nationale. Québécois, de père francophone, de mère anglophone, P. Trudeau était, à sa manière, à l'image du pays. Déchiré. À Ottawa, siège du pouvoir fédéral, ses ennemis l'accusaient d'asseoir un french power dont l'Ouest ne voulait pas. Au Québec et aux autres provinces, il voulait imposer un fédéralisme où le pouvoir central restait fort. Résultat : les affrontements, notamment avec René Lévesque, Premier ministre du Québec, l'autre chef de la tribu des Canadiens-Français, étaient permanents.

En quinze ans de pouvoir, P. Trudeau réalise une bonne partie de ses rêves. Malgré leur Premier ministre indépendantiste, les Québécois ont rejeté la tentation séparatiste. Pierre Trudeau a préservé l'unité nationale. Il a fait plus encore. Avec l'accord de toutes les provinces — sauf le Québec — il a ramené de Londres l'Acte britannique de l'Amérique du Nord, le texte de la Constitution canadienne.

Une aberration de l'histoire et les efforts du Québec, hostile à tout rapatriement d'une Constitution non modifiée dans le sens des intérêts de la nation canadienne-française, avaient laissé ce texte de 1869 vieillir à Londres. Toutes les provinces craignaient un peu qu'un rapatriement de la Constitution à Ottawa ne permette au pouvoir fédéral de rogner leur puissance. P. Trudeau sut les convaincre d'oublier ces frayeurs. Il sera l'homme qui aura donné au Canada sa véritable indépendance.

Sur le tard, P. Trudeau s'était lancé dans une nouvelle croisade. Pour la paix, celle-là. Il rêvait d'organiser un sommet de toutes les puissances nucléaires pour les remettre sur le droit chemin du désarmement. Mais Pierre Elliot prêchait dans un désert encombré de Pershing II et de SS 20. La tâche était au-dessus de ses forces.

J. L.

Un faux atout

Mais le Canada n'a pas l'habitude de plaisanter avec les traditions. Chez les libéraux, un anglophone succède toujours à un francophone à la tête du parti, et réciproquement. Alors, bye-bye Trudeau, bonjour Turner, prénommé John. Il a cinquante-cinq ans, et c'est une vieille connaissance de Trudeau. Un vieux rival aussi.

Sourire figé, mais gueule de crooner, il avait contesté le leadership du parti à P. Trudeau en 1968. Il avait perdu, mais il s'était retrouvé ministre, jusqu'en 1975. Ministre des Finances, il s'était disputé avec son patron. P. Trudeau venait de lui imposer un plan de contrôle des prix et des salaires, John Turner, le libéral pur et dur, trouvait cela trop dirigiste. Il avait alors replongé dans le monde des affaires, réactivant son cabinet d'avocat de Bay Street, le Wall Street de Toronto, et siégeant au conseil d'administration d'une douzaine de multinationales.