Séparation qui se traduit par le fétichisme d'objets, la pratique de mots différents. Le mieux est peut-être d'accepter le monde tel qu'il est, avec cet « équilibre de la haine » qui permet au chasseur et au gibier, au bourreau et à la victime d'exister l'un pour l'autre.

C'est la « sagesse » d'Eric Fried, les Enfants et les Fous, qui cherche l'évasion dans le romantisme du rêveur ou dans l'imagination de l'enfant. Dans la pratique de l'écriture aussi, seul remède à l'angoisse : « Les phrases soigneusement construites, venant en temps voulu et sans rupture de rythme. » Le monde plein et lisse du récit se révèle à la fois l'antidote et l'écho du vertige du néant.

Italie

Là est le sens du fantastique géométrique et géomorphique d'Italo Calvino, Cosmicomics. « Chaque mot, chaque idée correspond à une stratification qui aurait un autre sens. » Il faut marquer l'importance du vide, du monde qui n'existe pas. C'est pour ce pays merveilleux que, prisonnière de ses rêves, la petite Iode Ssouvie, la dernière héroïne de Réjean Ducharme (l'Océantume), s'embarque à la suite des « trois navires de Christophe Colomb, l'Océan Tume, la Mer Tume et le Tumérillon ».

Poésie

On aura trouvé cette année davantage de bouquet, de saveur et de vie au vin nouveau des jeunes poètes qu'aux crus célèbres, et les espérances, voire les bonheurs que nous donnent les premiers tempèrent la déception que nous ont inspirée les seconds. C'est la cruauté des renouvellements... Mais, avec de nouveaux livres, un essai important marque l'édition, qui tente, elle aussi, dans le domaine poétique une intéressante mutation.

Audace et tradition

Nous avions déjà souligné l'éclatante réussite de la collection de poche Poésie NRF, initiative particulièrement heureuse qui met le fond de poésie le plus prestigieux de la première moitié du siècle à la portée du public le plus large, en mêlant les titres devenus classiques à ceux qui demeuraient, hier encore, inaccessibles ou confidentiels. De Supervielle à Péret, des Tapisseries de Péguy à Haut Mal de Michel Leiris, le panorama continue de s'épanouir. Plus rares, mais d'une excellente tenue, les recueils en format de poche que publie P.-J. Oswald servent à la fois la poésie « au service de la révolution » (la Poésie africaine d'expression portugaise, de Mario de Andrade) et les auteurs peu connus. Cette fois, alliant l'audace à la tradition, une collection de recueils vendus un franc dans les librairies comme dans les Grands Magasins est lancée par la Librairie Saint-Germain-des-Prés : on y trouvera Rimbaud et Mallarmé, Cocteau et Verlaine, mais aussi une série d'anthologies de la poésie nouvelle groupant tout d'abord les auteurs publiés par le Pont de l'Épée. Chaque ouvrage, tiré à 40 000 exemplaires, est présenté par une personnalité (acteur, chanteur...) et par un critique. Un support publicitaire intelligent a permis le financement d'une entreprise qui est sans doute l'innovation la plus spectaculaire de l'édition française depuis longtemps : voilà la poésie partout et pour tous. Quant à la série Poètes d'aujourd'hui, elle a modifié quelque peu sa présentation et consacre ses derniers volumes parus à Radiguet, Crevel et Roussel, ainsi qu'à l'un des meilleurs poètes canadiens du Québec : Rina Lasnier. Occasion de découvrir ou de relire dans cette anthologie des œuvres qui comptent parmi les plus remarquables de ce beau domaine français qui nous demeurait pratiquement inconnu voici seulement quelques années.

On ne saurait mieux conclure ce petit chapitre placé sous les signes de l'audace et de la tradition qu'en mentionnant le premier titre d'une collection publiée par Guy Chambelland, Faire-part, poèmes encore inédits de Jean Cocteau, et qui s'échelonnent de Vocabulaire au Requiem, comme « des amers que le temps découvre en marge des œuvres que nous gardons en mémoire », et où se reconnaît « l'insolence du classicisme chaque fois qu'il naît », au-delà des jeux charmants du poète et de ses rêveries graves. Voilà qui nous conduit à évoquer les derniers livres de ceux qui sont devenus, le temps aidant, les grands noms de la poésie actuelle, ou qui, plus modestement, figurent parmi ses aînés. Ainsi, auprès de René Char (Dans la nuit giboyeuse) et d'André Pieyre de Mandiargues (Ruisseau des solitudes), qui ont réuni dans ces plaquettes des poèmes très inégaux, citons les recueils de Jean Lescure, Drailles, et de Jean Tortel, Relations, ou encore les Faits divers de Robert Goffin, catalogue lyrique charriant les prosaïsmes et ces images si vives qui ne font jamais défaut à son œuvre généreuse. D'un autre célèbre poète belge d'expression française, Marcel Thiry, un livre d'un beau classicisme, le Jardin fixe, publié par les éditions Rencontre, dans une collection dont il convient de souligner la qualité et qui nous offre également le dernier livre de Pericle Patocchi, Horizon vertical, alliant la sincérité et la retenue. Enfin, de petits poèmes en prose, tendres ou incisifs, de Norge, sous le titre les Cerveaux brûlés, nous prouveraient, s'il en était besoin, que la poésie n'a pas d'âge. Mais parmi tous ces titres, on ne saurait citer un seul grand livre...

Le milieu de la vie

C'est un peu à un bilan que procède Jean Rousselot en rassemblant les textes de Hors d'eau, et il est indéniable qu'il y a là quelques-unes des plus belles pages du poète, couronné cette année par le grand prix de la Ville de Paris. Également chez Chambelland, des proses agressives de Pierre Chabert, les Sales Bêtes : bestiaire singulier, qui peut faire songer parfois à Michaux, mais n'en est pas moins personnel dans le ton et l'invention. Dans la ligne, peut-être, de Corbière cette fois, un revenant, Eric Sarn, signant aujourd'hui Depercenaire cet Age de la pierre pourrie, dont le premier texte mérite les anthologies. Après quelques plaquettes qui avaient à juste titre retenu l'attention, Pierre Torreilles s'affirme avec Voir, dont la langue a retrouvé un réalisme poétique plus immédiat aux dépens de l'abstraction. Mais le pouvoir des mots confère au nouveau recueil de Robert Sabatier son charme et le jeu nous étonne dans ces vers où le verbe a la bride sur le cou (les Châteaux de millions d'années). Verbe qui demeure roi dans la Braise et la rivière, de Jean-Claude Renard, où s'élabore un lyrisme souvent difficile d'accès, mais d'une somptueuse richesse, qui ne nous masque pas, finalement, une démarche inquiète, et place le poète au premier rang de sa génération.