Lettres

Roman

Bien sûr, il s'agit ici d'éphémérides critiques bien plus que d'un palmarès objectif ou personnel. Mais faire chaque été un retour sur l'année écoulée, et en particulier sur la distribution des prix littéraires de l'automne précédent, implique déjà une remise en question et une remise en ordre. Cela peut tenir à une faiblesse de la mémoire, mais même une fois les informations réunies et vérifiées, on s'aperçoit que la mémoire du cœur a déjà opéré un impitoyable reclassement qui ne tient plus compte des prix, des succès ou des bruits : quelques livres continuent à nous parler.

La même chanson

Ainsi, au printemps de 1969, en écho plus ou moins volontaire peut-être au printemps de 1968 qui a failli tout emporter, deux de nos plus grands écrivains se sont penchés sur leur passé, François Mauriac, en publiant Un adolescent d'autrefois, et Henry de Montherlant, avec les Garçons, et pour beaucoup de lecteurs le poids de ces deux livres a compté plus que bien d'autres. François Mauriac n'avait plus publié de romans depuis une quinzaine d'années et, plus encore, celui-ci renoue, par le sujet comme par l'éclat, avec les œuvres de la meilleure période de l'écrivain. On a dit parfois avec cet étonnement naïf qu'ont en commun les oisons, les gens du monde et trop de chroniqueurs littéraires, que c'était toujours la même chanson, la grande bourgeoisie bordelaise, la mère abusive, l'adolescent chrétien en proie aux troubles et aux tourments de la chair. Et c'est vrai, ceux qui connaissent bien l'œuvre de Mauriac retrouvent facilement thèmes et personnages venus en particulier des deux premiers romans de l'auteur publiés déjà avant la guerre de 14. Mais l'important, c'est la différence, et elle est énorme, parce que, s'il est toujours attaché aux images de sa jeunesse, François Mauriac n'a pas refusé de vieillir.

Nous avons donc (et nous aurons surtout s'il donne une suite à Un adolescent comme il en a été question), cas unique dans notre littérature, le même roman écrit une première fois par un auteur de vingt-cinq ans, une seconde par un octogénaire. Entre l'Enfant chargé de chaînes et Un adolescent d'autrefois, toute une vie s'est écoulée, et cela se sent d'abord à la qualité de la prose, qui s'est à la fois approfondie et décantée.

Quant aux chaînes, sont-elles tombées ? Je croirais plutôt qu'elles sont entrées dans la chair et dans la nature de l'esprit, c'est-à-dire que le vieil homme, s'il sent toujours ses souffrances passées, voit avec plus d'intelligence de quel ordre humain et divin elles étaient peut-être la rançon. Un monde d'autrefois se lève de ces pages, et dans la mesure même où nous avons conscience que tout cela est très loin de notre aujourd'hui, cela permet, avec le regard de l'aigle, de mesurer la distance morale entre les sociétés et entre les âmes.

Miroirs et chaînes

C'est ce qu'Henry de Montherlant n'a pas su ou pas voulu faire. Les Garçons, c'est le roman des amitiés particulières dans un collège d'Auteuil en 1912-13, avec un luxe de détails peut-être excessif sur ce monde d'autrefois où l'auteur a passé son adolescence. Après Gide, Proust, Genet, Peyrefitte et tant d'autres, les jeux et les passions de l'homosexualité ne scandalisent plus, et Montherlant traite d'ailleurs le sujet d'une manière pudique et presque chaste. Mais il en dit trop sur le détail des intrigues entre les collégiens et sans doute pas assez pour rendre sensible à notre cœur la passion d'Alban de Bricoule et de Serge Souplier, comme, de toute évidence, elle est encore sensible au sien. Lui aussi, se décidant enfin, après un demi-siècle, à nous livrer le chapitre secret de la jeunesse de son héros des Bestiaires et du Songe, prend ses distances, mais par l'ironie plus que par la sagesse et sans donner congé à l'écrivain chargé de miroirs et de chaînes qu'il est devenu dans l'intervalle. L'écrivain reste rapide, plein d'aisance, de verve savoureuse et limpide : mais peut-être, comme dans la Rose de sable dont nous parlions l'an dernier, comme déjà dans le Chaos et la nuit, a-t-il beaucoup de peine maintenant à rejoindre sa simple vérité au-delà de ses orgueilleux drapés.