Il nous faut signaler encore les Mots entre eux, de Georges Jean ; Ville, poèmes brefs, cassés, cassants, de Guillevic, qui poursuit son œuvre en marge de toute influence, de la même allure obstinée, creusant les choses, écrivant « pour ajouter au monde ». Et, de Jean Vagne, si discret, l'Autre Été, très simple et beau livre, limpide, dont « les mots sont lourds et solitaires »... Une infinie diversité, qui balaie les écoles et se moque des mots d'ordre et des « terrorismes », telle est la leçon que les poètes des lendemains surréalistes semblent indiquer à leurs cadets. Nous pouvons croire qu'ils l'ont comprise : dire que la poésie se partage aujourd'hui entre un lyrisme hérité d'Eluard et le « telquelisme », ou entre le marxisme et un courant chrétien, comme cela s'écrit quelquefois, relève de la fantaisie.

Où classer, par exemple, l'inclassable et foisonnant livre de Michel Butor, Illustrations II, qui met à toutes les pages la poésie en liberté ?

La poésie nouvelle

Que certains jeunes écrivains restent marqués par le surréalisme, comme Pierre Dhainaut (le Poème commencé), soit, encore que la référence reste un peu simple. Mais quelle indépendance plus superbe que celle d'Yves Martin, dont les Poèmes courts suivis d'un long ne sont fidèles, avec raison, qu'à cet inimitable mouvement qui les anime, ou que celle de Jean-Philippe Salabreuil, l'un des plus originaux des jeunes poètes : les vers et les proses de l'Inespéré réussissent à fondre le lyrisme transparent de son premier livre et les recherches verbales du second dans une inspiration onirique libérée d'influences. Espace d'un romantisme nouveau — si l'on veut bien entendre par « romantisme » l'expression d'un rapport profond de l'être au cadre, d'un accord mystérieusement consenti du sensible à l'immuable, et de la parole même au silence qui est son devenir —, espace empli de lumière, et dont l'originalité, cette fois encore, retrouve les sources d'une très ancienne méditation, tel est cet Amen de Jacques Réda, qui a reçu à l'unanimité, et si justement, le prix Max-Jacob 1969. C'est, après un long silence, une remarquable affirmation — et il faut lire aussi les textes que Réda vient de publier dans la NRF et les Cahiers du chemin sur les approches de la poésie.

Une grâce d'écrire habite cette poésie nouvelle, et sans doute est-ce le seul lien qui puisse nous permettre de rassembler des livres aussi divers, aussi farouchement indisciplinés, refusant les voies de traverse des modes pour seulement gravir leur pente : Bernard Noël, dans la ligne pure, assez âpre, de Reverdy (À vif enfin la nuit), ou Jean-Paul Guibbert (Oe), qui poursuit sans bruit une œuvre délicate et patiente, ainsi qu'Olivier Perrelet, dont les poèmes de Terre Novale ont la qualité d'écriture et le frémissement de ses nouvelles. Le second recueil de Lorand Gaspar, Gisements, ou, de Jacques Izoard, Des lierres des neiges des chats confirment des talents, aux côtés d'un André Laude, que le prix Pont de l'Épée-Saint-Germain fait découvrir (Dans ces ruines campe un homme en blanc). Ou Roger Kowalski, même s'il nous déçoit un peu en ne dominant pas une inspiration trop précieuse (Sommeils). Citons encore Jean-Luc Steinmetz, avec l'Écho traversé, et ce vent d'ouest, si curieusement proche de la poésie américaine beatnik, qui passe dans les pages d'Hommes liges des talus en transes du jeune poète breton Paol Quéinnec, avec une chaleur whitmanienne. Enfin Franck Venaille, à qui l'on doit une résurrection de la revue Chorus, nous prouve, avec l'Apprenti foudroyé, que quelques-uns n'avaient pas tort de compter sur cette voix grave et neuve. Une phrase de Heidegger, où Pierre Dhainaut a pris le titre de son livre, mieux que tout commentaire peut nous dire ce que veut être cette poésie nouvelle — ce qu'elle est déjà : « Nous arrivons trop tard pour les dieux, trop tôt pour l'être dont le poème est l'homme commencé. »

Essais et traductions

La transition nous sera donnée par Claire Lejeune, qui mêle, dans le Dernier Testament, poèmes et méditations, et volontiers sous forme d'aphorismes, ou par la traduction (due à Philippe Jaccottet) d'un ensemble de remarquables études sur les poètes et sur la poétique de Giuseppe Ungaretti : Innocence et mémoire, livre riche empreint de toute l'intelligence sensible, de toute cette réflexion passionnée qui habitent l'un des maîtres de la poésie italienne, cette poésie où Cesare Pavese occupe une place si particulière que l'édition bilingue si longtemps espérée nous permet aujourd'hui, enfin, de connaître.