S'occuper de la vérité en artiste, c'est aussi mener une activité dangereuse. Pratiquant une sorte de « dérèglement de toutes les pensées », Nietzsche est à la fois exposé au danger de la folie, et lui-même dangereux. Ce n'est pas sans motifs qu'il se compare lui-même à de la dynamite – chacun sait qu'elle peut soulever des montagnes ou terroriser des innocents. Sa dynamite ? La provocation. L'outrance est sa façon d'être sérieux, la démesure est sa méthode. C'est pourquoi la pire des lectures de Nietzsche consiste à le prendre au pied de la lettre. Cette façon de faire va totalement à rencontre du geste du philosophe artiste. C'est précisément en prenant certaines phrases de Nietzsche au pied de la lettre que les nazis ont cru pouvoir l'annexer.

Enfin, comme aucun artiste ne reste immobile, envisager Nietzsche comme un philosophe toujours en devenir et en mouvement évitera l'erreur de le considérer comme un bloc, une unité, un corps figé. C'est au contraire une histoire du corps vivant qu'il ne cesse d'explorer. Le monde selon Nietzsche est dépourvu de plan, privé de signification. Ce n'est rien qu'un jeu de forces toujours recommencé, sans mémoire, sans justification : le monde est innocent, totalement. Toute l'œuvre de Nietzsche, en un sens, est un combat contre la culpabilité, ses ravages et ses énigmes. Il a cherché à comprendre et à défaire toutes les formes de culpabilité. La tâche nouvelle, de ce point de vue, est de comprendre comment les forces se sont transformées chez les humains, par quels détours elles ont abouti à une forme de vie dénaturée qui se croit coupable. Fabriquer des mondes imaginaires afin de continuer à se brimer de mieux en mieux, de manière plus subtile, plus retorse, tout en pensant se délivrer, voilà d'étranges jeux. Il s'agit évidemment de comprendre leur mise en place d'un point de vue physique : c'est le corps qui doit s'être déréglé pour en venir à se haïr lui-même. En ce sens, toute l'histoire de l'esprit est une suite d'événements relatifs au corps.

Les artistes ne sont pas nécessairement agréables ou flatteurs. Il y a aussi un désagrément des questions posées par Nietzsche. Sa manière de ramener les idéaux dans la cuisine des instincts, de montrer la peur et la domination derrière les discours désintéressés, de mettre en lumière le désir de vengeance dans les proclamations d'égalité, ce n'est pas facile. Supportons-nous aisément de percevoir un lien entre la démocratie et le grégaire ? De pressentir dans le socialisme quelque chose de dégoûtant, et dans la révolution une répétition du Jugement dernier ? Il faut parvenir à surmonter ces désagréments pour arriver à la « sagesse tragique », qui aime assez la vie pour aimer aussi la souffrance qu'elle contient nécessairement. L'amour de la réalité constitue l'essentiel de l'attitude de Nietzsche. Tout ce qui éloigne de cette réalité, ce qui la travestit, la déforme, l'amoindrit, la juge d'un point de vue prétendument extérieur, voilà ce qu'il combat. « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espoirs supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs. » Pas d'arrières-monde, pas de surplomb, rien que l'horizon d'ici à aimer. Ce désir englobe aussi la souffrance qui appartient à la vie réelle. « Je préfère un peu claquer des dents que d'adorer des idoles ». Cette sagesse suppose d'avoir la force d'endurer le fait que le monde est insensé.

« Une oie antisémite vengeresse »

On cherche encore souvent à se débarrasser de ces désagréments que Nietzsche provoque en le disqualifiant. Il suffit pour cela d'avoir la bêtise de le croire raciste. Il n'en est rien. « Maxime : ne fréquenter personne qui participe à la mensongère escroquerie raciale », écrit Nietzsche. Il existe même chez lui une forme de colère antiraciste : « Qui hait le sang étranger ou le méprise n'est pas encore un individu, mais une sorte de protoplasme humain. » Reste à savoir, s'il est vrai que Nietzsche n'est pas le raciste qu'on imagine, comment il se fait qu'il ait pu être annexé par le régime nazi, au point que Hitler offre à Mussolini une édition des œuvres du philosophe reliée cuir.