Le résultat principal d'un lecture assidue de Nietzsche est d'améliorer la résistance à la « moraline », terme qu'il invente pour désigner la substance toxique qui produit les préoccupations morales et leurs conséquences « affaiblissantes ». Comment agit l'antidote ? Le coup d'œil nietzschéen affirme diagnostiquer ce qui produit les valeurs. Il croit percer le secret des agencements de forces à l'œuvre dans la religion, l'écriture, la civilisation, les rapports des sexes, l'État, etc. Sa question est toujours, finalement, de savoir pourquoi nous croyons, quels mobiles nous font adopter tel credo plutôt que tel autre. Si Nietzsche irrite ou révolte autant qu'il éclaire, c'est qu'il ne triche pas. Il lui arrive évidemment de se tromper, d'exagérer, de soutenir des points de vue intenables. Mais pas de faire semblant. Quand il interroge la morale, il flaire toujours, derrière les idéaux, les préceptes et les valeurs, des instincts très divers qui cherchent à se satisfaire, des désirs en lutte les uns contres les autres, des forces de vie, actives ou réactives, qui s'entrelacent et se combattent.

Le problème, c'est que Nietzsche affirme plus qu'il ne démontre. Le lui reprocher, c'est de nouveau oublier l'artiste. Il lui importe avant tout de se faire entendre, au sens le plus littéral du terme : comme un musicien, non comme un mathématicien. « Qui songerait à réfuter un son ? », écrit-il. Dans le rapport de Nietzsche à la création artistique, il y a d'abord ce sentiment que les mots ne parviennent jamais à dire ce qu'on veut. Seule la musique, finalement, correspond à une forme de pensée qui se donne immédiatement, singulière et charnelle. Dès la Naissance de la tragédie, son premier grand livre, Nietzsche prévient : « Je ne m'adresserai qu'à ceux qui ont une parenté immédiate avec la musique. » Il a tenu parole, il n'a pas cessé de méditer sur cette énigme qui donne sens à l'existence : « Sans la musique, la vie serait une erreur. » Enfant, il n'eut pas de Noël sans partition, fréquenta plus de musiciens que tout autre, fut un compositeur sans génie mais non sans talent. La musique fut toujours au centre des « excentricités » de ce grand improvisateur. « La musique est de beaucoup ce qu'il y a de mieux », disait-il.

Mais ce mieux évolue, il ne signifie pas toujours la même chose : en vingt ans, Nietzsche passe de Wagner à Bizet, de la musique du Nord à celle du Sud, de l'Allemagne à la France. Lui-même note combien la musique résume tout : « Lorsqu'on a tiré au clair tout ce qui est bon et tout ce qui est mauvais dans Wagner, on a presque établi un bilan définitif des valeurs modernes. » Il ne s'est pas éloigné de la philosophie, au contraire ! Le changement de perspective créé par l'œuvre de Nietzsche tient notamment à cette maxime : « L'on devient plus philosophe à mesure que l'on devient plus musicien. »

Les malentendus les plus fréquents

Si l'on tient ce fil de la pensée artiste et du devenir-musicien, il est possible d'éviter les plus fréquents et grossiers contresens sur la démarche de Nietzsche. L'incohérence, d'abord. Il est vrai que l'on trouve fréquemment chez Nietzsche, d'une page à l'autre, des affirmations contraires, qui peuvent donner l'impression qu'il change d'avis. Doit-on en conclure qu'il est absurde et inconsistant, qu'il soutient tout et son contraire, qu'il écrit n'importe quoi ? Nietzsche doit se lire comme un multiplicateur de points de vue. La bonne question n'est pas : doit-on considérer ce qu'il dit ici (du christianisme, de la morale, du pessimisme, etc.) comme son jugement ultime, définitif, absolu ? La seule interrogation pertinente doit être : de quel lieu, dans quelle perspective, à partir de quel point de vue cet énoncé donné est-il pertinent ? Du fond de la vallée, nul ne considère la rivière qui y serpente du même œil qu'au sommet. Du haut de la montagne, personne n'a la même perspective – ni sur les fonds brumeux ni sur les sommets eux-mêmes. Ces changements d'optique, ce « perspectivisme », peuvent parfois donner le tournis. Mais ils n'ont rien à voir avec des contradictions proprement dites, et moins encore avec une pensée déglinguée.