Cela ne cadre pas avec le témoignage de Nietzsche lui-même. Sa correspondance, dans les dernières semaines avant qu'il ne sombre, est truffée de formules indiquant nettement que rien, dans le « temps fortissimo » de 1888, ne ressemble à un dérèglement. « Ma vie a atteint son apogée », écrit-il à Paul Deussen le 26 novembre 1888. Relisant ses œuvres, il confie à Peter Gast le 9 décembre : « Pour la première fois, je suis à ma hauteur », et le 22 décembre, au même ami, il exprime sa « conviction absolue que tout est réussi ». Ce sentiment d'achèvement triomphal et d'absolue maîtrise s'accompagne du pressentiment d'un événement décisif : « Ma vie approche maintenant d'un éclat préparé de longue date », lit-on sur le brouillon d'une lettre à Helen Zimmern, sans doute du 8 décembre. Une lettre du 27 décembre, à Carl Fuchs, précise : « Il se pourrait qu'au cours des prochaines années les circonstances extérieures de ma vie connaissent une mutation si radicale que cela affecte jusqu'aux moindres détails. » Ces formules sont ambiguës. Il se pourrait que notre lecture rétrospective les affuble d'un sens qui leur était étranger.

Toutefois, dans les œuvres publiées du vivant de Nietzsche, il y a de multiples affirmations soulignant la proximité, voire la parenté, entre la plus profonde sagesse et la plus apparente folie. Maints passages attestent que les deux ont, à ses yeux, partie liée. « Éloignez-vous, dit Zarathoustra, de peur qu'on ne vous enseigne qu'un sage est aussi un fou. » Et déjà Aurore consacrait un long fragment à la signification de la folie. On y lit notamment : « À tous ces hommes supérieurs poussés irrésistiblement à briser le joug d'une moralité quelconque et à proclamer des lois nouvelles, il ne resta pas autre chose à faire, quand ils n'étaient pas vraiment fous (souligné par Nietzsche), que de le devenir ou de simuler la folie. »

D'où ces interrogations, qui demeurent sans réponse et qu'on pourra juger insensées : Nietzsche aurait-il atteint une inconcevable apothéose ? Sous l'apparence d'une épave, aurait-il atteint une sagesse ultime ? Sa démence n'est-elle qu'un dernier masque ? Pourrait-elle former la suite inéluctable de sa philosophie ? Pour comprendre comment de telles questions, au premier regard excessives, peuvent avoir une cohérence, il faut se souvenir ce que fut, pour Nietzsche, l'aventure philosophique. Car il n'est pas philosophe en universitaire, en historien, en fonctionnaire raisonnable de l'universel. Nietzsche prend des risques. Il trouve ses pensées dans des états du corps qui sont parfois des états limites de fatigue ou de tension. Le philosophe utilise ses maladies, ses souffrances, ses dons musicaux, son extrême sensibilité comme autant de moyens pour aller plus loin dans la pensée elle-même. C'est en cela qu'il transforme de fond en comble la philosophie : au lieu de concevoir la vérité en savant, il la voit en artiste.

Un penseur sans système

Considérer la vérité en artiste, voilà sans doute l'une des meilleures clés pour approcher de Nietzsche. Artiste, cet auteur de fragments innombrables n'est pas un faiseur de système. C'est plutôt un développeur d'instants. On peut donc le lire au hasard, comme ça vient, en acceptant ce qui surgit : « Tout refus et toute négation témoignent d'un manque de fécondité. » En se promenant ainsi, presque au hasard, on croisera toutes sortes de Nietzsche. Misanthrope : « On peut douter qu'un grand voyageur ait trouvé quelque part dans le monde des sites plus laids que dans la face humaine. » Provocateur : « Combien un auteur est tourmenté par ces braves lecteurs à l'âme épaisse et maladroite qui, à chaque fois qu'ils se heurtent quelque part, ne manquent pas de tomber et de se faire mal. » Misogyne et lucide : « Contre la maladie des hommes qui consiste à se mépriser, le remède le plus sûr est qu'ils soient aimés d'une femme adroite. » Modeste, se refusant à prendre la pose en prenant la plume : « Le meilleur auteur sera celui qui a honte de virer à l'homme de lettres. » Thérapeute aussi. On pourrait apprendre par cœur les sentences les plus courtes, par exemple : « Toute vertu a des privilèges, par exemple celui d'apporter au bûcher d'un condamné son petit fagot à soi. » Il est possible également de ne pas avoir souci de toujours retenir ses leçons : « L'avantage de la mauvaise mémoire est qu'on jouit plusieurs fois des mêmes choses pour la première fois. »