Denis Bertholet a choisi de prendre au mot l'auteur du Mur. Il le fait sans formule toute faite, sans lyrisme, simplement en écrivant l'histoire de Sartre et non pas la sienne. On l'a lu et relu cent fois depuis la solide biographie d'Annie Cohen-Solal, parue en 1985 chez Gallimard. On l'a vu de nouveau dans la belle étude que lui consacre un Denis Bertholet sceptique, l'un des rares travaux de fond de cette commémoration qui démontre que Sartre se visite désormais comme un monument. Un monument que même un Suisse imperturbable comme Bertholet prend plaisir à visiter : « Il s'est incrusté dans son temps. On ne l'en extirpera pas. Plus moyen de parler du xxe siècle sans évoquer Sartre. Par quelque bout qu'on le prenne, il nous a piégés. » On comprend ainsi que chacun éprouve le besoin de faire son commentaire, comme aux Journées du patrimoine, pour nous asséner que l'homme qui reçut et refusa le prix Nobel de littérature en 1964 était un écrivain. À vrai dire, on s'en doutait ! L'écriture comme une aventure ou l'aventure comme une écriture, on n'en sort pas. On savait que l'an 2000 allait nous réserver bien des surprises. Mais on n'imaginait pas que l'on nous dirait, tout de go, que Sartre fut un grand écrivain...

Une légende vivante

Du grand déballage du printemps 2000 que reste-t-il ? Un pétillant mais court succès de librairie – Grasset espérait un peu plus des ventes du BHL –, des essais oubliés, des centaines d'articles confinés dans l'éphémère et le sentiment amer que les choses passent sans vraiment marquer. Il est vrai qu'être une légende de son vivant n'est pas la meilleure façon de séduire la postérité... En prenant un peu de recul par rapport à l'événement, la revue Esprit avait profité de cette période Sartre pour concevoir dans les numéros de mars-avril-mai un dossier très roboratif sur les « splendeurs et misères de la vie intellectuelle ». D'emblée, son directeur Olivier Mongin cadrait le débat : « Allons donc ! Voyez-vous, ils n'ont pas résisté, encore un dossier sur les intellectuels, encore une occasion de se plaindre ou de se congratuler... Eh bien non ! notre contradicteur imaginaire se trompe du tout au tout. Nous allons fort peu parler des intellectuels, nous n'allons pas donner de bons et de mauvais points, à l'instar de ces distributions de prix qui ornent la couverture des magazines. » Si Sartre était en effet fort peu évoqué dans cette enquête, son ombre n'en était que plus présente tant les questions qu'il avait soulevées à son époque sont encore d'actualité aujourd'hui, même si la « vie intellectuelle » en tant que telle passe désormais par d'autres canaux que les terrasses des cafés de Saint-Germain-des-Prés.

Peut-être est-ce justement la nostalgie d'une époque qui a conduit à l'écriture de tant de livres et de tant d'articles. Le philosophe Gilles Deleuze n'aurait-il pas vu juste lorsqu'il disait que « Sartre n'a jamais cessé d'être non pas un modèle, une méthode ou un exemple, mais un peu d'air pur, un courant d'air, même quand il revenait du Flore » ? On les cherche aujourd'hui ces courants d'air frais dans un 6e arrondissement où les librairies ont cédé leur place aux boutiques de mode. Au fond, dans la célébration de cet anniversaire chacun avait envie de retrouver un peu de l'atmosphère des années 1960. Les journaux télévisés rediffusèrent quelques images d'archive, les magazines se repassaient les vieux chromos en écoutant un Bernard-Henri Lévy devenu pour l'occasion une sorte d'oncle Paul de l'existentialisme. Simone et Jean-Paul déambulaient de nouveau dans un monde plein de problèmes. Les chroniqueurs se remémoraient le bon temps des pugilats verbaux et des tribunes assassines. Sartre faisait encore l'actualité, vingt ans après la dernière manif au cimetière du Montparnasse où 50 000 personnes accompagnèrent sa dépouille. « Sartre, ce grand vivant », titrait le Monde. Peut-être... Mais autour de lui s'agitaient surtout des fantômes. Des fantômes qui avaient vingt ans de plus. Et cela se voyait.