Après l'esthétique, il y eut la politique. Et là, le sujet passait visiblement assez mal, du genre lourdeur sur l'estomac. Le premier à se plaindre de ces maux fut Michel-Antoine Burnier, un sartrophile fasciné par le penseur à l'âge de dix-sept ans. La déception fut à la hauteur de l'espoir. En 1982, deux ans seulement après la mort du grand homme, il publie un pastiche cruel et pétillant : le Testament de Sartre. Dans cette imaginaire confession post-mortem, le philosophe passe aux aveux. Il lâche tout : ses compromissions avec le parti communiste, avec les maos, avec lui-même. Inutile de dire que l'ouvrage produisit un effet de souffle dans les terrasses de Saint-Germain-des-Prés. À ce camouflet s'ajouta la critique d'un Michel Foucault qui, à l'intellectuel « généraliste » Sartre, opposait le type de « l'intellectuel spécifique », c'est-à-dire lui-même. Un grand philosophe doublé d'un grand universitaire pouvait devenir un grand intellectuel. Le temps des trublions amateurs était passé. On voulait du sérieux.

Les années 1990 virent une évaluation similaire. Après la chute du mur de Berlin, en 1989, et l'effondrement du communisme, il s'agissait non plus strictement de l'œuvre mais de l'homme, notamment de ses prises de position politiques et de son attitude pendant l'Occupation. Sartre n'aurait pas été si résistant que cela. Dès 1948, dans une courte lettre-pamphlet, Céline s'en prenait à « l'agité du bocal » qui avait fait représenter sa pièce de théâtre les Mouches, en 1942, « sous la botte ». Et ce bougre de Louis-Ferdinand s'y connaissait en matière de collaboration... L'universitaire suisse Denis Bertholet a repris l'anecdote dans la biographie parue en ce printemps 2000 chez Plon avec heureusement beaucoup plus de tact que l'auteur du Voyage au bout de la nuit mais aussi de Bagatelles pour un massacre. Sartre, peu engagé dans la lutte armée et plus enclin à résister à la bourgeoisie qu'aux nazis, se serait rattrapé en quelque sorte verbalement après la guerre en prenant des positions radicales. Le philosophe fut aussi sérieusement égratigné pour ses prises de position staliniennes, ses excès verbaux, ses invectives, voire ses appels au meurtre dans sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon et cette manière de faire de la philosophie sans trop de précaution. Sartre apparaissait alors comme un soldat de plomb du communisme radical à une époque où le communisme, via notamment les essais de l'historien François Furet et la parution du Livre noir, était reconsidéré et présenté comme l'un des pires systèmes politiques du xxe siècle. Du coup, Sartre n'était plus moderne. L'homme qui avait pourfendu les tyrannies, tout en déclarant en 1954 : « la liberté de critique est totale en URSS », se retrouvait dans le camp des bourreaux, ou tout au moins de leurs porte-parole. Curieuse ironie hystérique de l'histoire.

Le « dernier » philosophe

Et puis, chemin faisant, quelques philosophes peu suspects de sympathie – tout au moins politique – pour le personnage se mirent à s'intéresser à sa pensée. Ce fut le cas d'Alain Renaut, qui publia en 1993 une étude intitulée le Dernier Philosophe : « Pas plus que je n'ai conçu ce livre comme une quelconque réhabilitation de la philosophie de Sartre, il ne s'est agi pour moi de retourner à Sartre comme à un secours ou comme à un recours ; bien davantage ai-je souhaité, en partant de ce premier débat sur l'humanisme, ancêtre de notre débat actuel, clarifier selon quelle appréhension de la phénoménologie Sartre avait cru pouvoir en faire la fondation philosophique d'un nouvel humanisme. » Dans un entretien accordé au Monde de l'Éducation en mars 2000, le même Alain Renaut réitérait ses propos en indiquant tout de go que « Sartre posait la bonne question ».

Pour Alain Renaut, l'auteur de l'Être et le Néant avait su repenser un humanisme débarrassé des illusions que l'homme moderne avait pu entretenir sur lui-même. D'une certaine manière, Sartre avait recentré toute sa réflexion sur la conscience de la finitude de l'homme. Ce qui ne voulait pas dire qu'il n'y avait pas une nouvelle morale à construire en dépit de cette finitude. Parallèlement, le théâtre de Sartre, longtemps supplanté par celui de Brecht, retrouvait une nouvelle jeunesse avec Michel Rasline, un enfant du TNP de l'époque Roger Planchon, qui redonna en 1994 un coup de jeune aux Mains sales. Dans un autre registre, à l'automne 2000, ce fut Robert Hossein qui surfa pour cent représentations sur la vague sartrienne de « L'enfer c'est les autres », en mettant en scène au théâtre Marigny à Paris le célèbre Huis clos.

Le Sartre de BHL

L'année 2000 s'annonçait donc plutôt favorablement pour l'auteur de la Nausée, vingt ans après sa mort. D'autant que pointait dans les librairies le best-seller annoncé de Bernard-Henri Lévy publié chez Grasset : le Siècle de Sartre : « Qu'est-ce donc qu'un grand intellectuel ? D'où vient, à cet intellectuel-là, cet inentamable ascendant ? Pourquoi, comment, ce mystère d'iniquité, cette grâce qui s'attachent à une voix, un style, une aventure, la trace d'un sujet, le sillage d'une singularité ? Telle est l'énigme – la première énigme – de ce long siècle de Sartre. » Suivait un éloge bouillonnant, enthousiaste, un mélange de ferveur de soi et de reconnaissance pour ce maître trop longtemps ignoré : « Il n'y a pas le bon Sartre, impeccable et, séparé de lui par la frontière d'une chronologie d'airain, le mauvais Sartre, le Sartre perdu, un Sartre entièrement misérable qui ne cesserait de se tromper et d'entraîner l'époque dans son égarement. » Pour BHL, les deux Sartre n'en faisaient qu'un puisque Sartre était double. Comme Clemenceau voyait dans la Révolution française un bloc indivisible, BHL considérait Sartre comme un personnage entier, à prendre dans son intégralité, avec ses lucidités et ses aveuglements. Le résultat ne pouvait être qu'un éloge aussi peu modéré que ne l'était la thèse. La presse sauta sans rechigner dans ce train à destination de Jean-Paul Sartre via BHL. Les articles plurent et les lecteurs furent inondés. D'autant que l'orage annonçait quelques précipitations résiduelles. Une dizaine d'auteurs, pas tous nés avant 1968, se glissèrent tant bien que mal dans le sillage de cet essai hagiographique. En fait, chacun cherchait son Sartre. Chaque intellectuel français – du moins pour ce qu'il en restait... – ambitionnait de nouveau de se positionner par rapport à lui. Revendication ou opposition, la prise de position devait être publique et passer par les librairies. Bien sûr, à la même époque, il y eut Malraux, Camus, Aron, mais aucun ne fascine autant que le Jean-Paul de Saint-Germain-des-Prés, l'existentialiste libertin et libertaire, le fou d'écriture amateur du boudin noir servi à la Palette, le penseur sauvage qui n'hésite pas à se tromper avec un certain panache. Celui dont Simone de Beauvoir disait non sans vacherie : « Sartre s'intéressait à la vie et à ses propres idées, celles des autres l'ennuyaient... »