C'est justement ce principe de l'erreur qui a fasciné Bernard-Henri Lévy. À tel point qu'il a consacré à Sartre un essai décapant autant pour justifier son idole que pour se justifier, lui, l'intellectuel, d'avoir eu quelquefois tort avec Jean-Paul plutôt que raison avec Raymond. On se souvient que Bernard Frank avait naguère bâti un plaisant syllogisme sur ce principe de l'erreur sartrienne : « Sartre affirme que Dieu n'existe pas. Or Sartre s'est toujours trompé. Donc... » Pour ces « erreurs », Sartre fut attaqué et son œuvre fut dénigrée. L'injustice de quelques propos de Sartre avait fini par se retourner contre lui. Le patron de la Cause du peuple ne cessait d'entacher la réputation de l'auteur des Mots. Or, rappelle BHL dans les premières pages de son plaidoyer, « la vraie drogue de Sartre, ce n'est ni la mescaline ni la Corydrane, c'est l'écriture. » Et ce délire de plume, cette soif jamais étanchée d'aligner des mots, autorise selon BHL pratiquement tout : « Cette compulsion. Cette possession. Cette écriture machinique, donc machinale, sans maîtrise, à plume abattue, presque obscène. Cette fuite en avant qui fait de l'écriture une pratique étrange, étrangère, à la limite du propre, loin de toute identité. Et puis l'impression, au bout d'un moment, par le seul travail de la main, par la seule puissance des mots frottés aux autres mots, de voir les images frémir, bouillir, entrer en surfusion, s'assembler. »

Vingt ans après sa mort, Sartre se retrouvait en bonne place dans l'espace hiérarchisé de la littérature française. C'est-à-dire dans les tout premiers. Cet essai sur Sartre était aussi et surtout un essai sur le siècle, le fameux siècle des intellectuels, où l'on voit défiler des personnages aussi complexes que Céline, Heidegger ou Althusser. Sartre demeure au cœur du débat parce qu'il est par son action, par ses livres, un débat permanent. « Nous ne sommes pas les fils de Sartre : nous sommes Sartre, peu ou prou, parce que son universelle singularité résonne en nous, » écrira Denis Bertholet en réponse au torrent verbal de Bernard-Henri Lévy. Et l'on sent de son côté BHL empressé, emporté par son sujet, tricotant à la va-vite pour le IIIe millénaire à feu Jean-Paul Sartre le chandail de la reconnaissance.

Bibliographie

Denis Bertholet, Sartre, Plon, 2000

Michel-Antoine Burnier, l'Adieu à Sartre, suivi du Testament de Sartre, Plon, 2000

Jeannette Colombel, Sartre, un homme en situation, Livre de Poche/Biblio, 2000

Bernard Fauconnier, l'Être et le Géant, éditions des Syrtes, 2000

Bernard-Henri Lévy, le Siècle de Sartre, Grasset, 2000

Philippe Petit, la Cause de Sartre, PUF, 2000

Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Livre de Poche/Biblio, 2000

Yvan Salzmann, Sartre et l'authenticité. Vers une éthique de la bienveillance, Labor et Fides, 2000

Olivier Wickers, Trois Aventures extraordinaires de Jean-Paul Sartre, Gallimard, 2000

Un forçat de la plume

D'une certaine manière, le livre de BHL faisait écho à celui qu'avait publié Alain Renaut sept ans plus tôt. Dans la grande vague de l'antihumanisme de son époque, Sartre apparaît telle une vigie sur son tonneau, comme quelqu'un qui avait vu un peu plus loin que le bout de son Heidegger et avait cru pouvoir resituer l'homme au centre des préoccupations philosophiques.

Mais l'intérêt pour l'auteur des Mains sales ne fut pas réservé qu'aux anciens. De petits nouveaux cherchèrent aussi leur Sartre. Le normalien Olivier Wickers a été fasciné par le Sartre qui écrivit tous les jours jusqu'à soixante-huit ans et il dégage trois moments forts dans cette vie pleine de phrases : pendant la drôle de guerre, au moment de la rédaction des Mots et, enfin, durant le travail sur Flaubert, l'Idiot de la famille. C'est ce Sartre en train d'écrire, ce Sartre forçat de la plume que l'on retrouve d'ailleurs dans l'essai de BHL ou dans celui du journaliste Philippe Petit ; chacun voulant à sa manière et dans son style redire combien Sartre est important pour lui, c'est-à-dire combien lui-même est important pour avoir tant de choses à confier...