Aux États-Unis, John Edgar Wideman s'emploie toujours à repenser l'expérience afro-américaine. Dans Deux villes (1998), il reprend son périple de Pittsburgh à Philadelphie avec toujours l'image centrale, comme dans l'Incendie de Philadelphie, du massacre perpétré par la police dans les rues du quartier de Homewood en 1985. Ici, il trace le portrait du romancier en photographe, partisan d'une pédagogie active du regard, un regard devant lequel s'ébroue la cohorte des injustices subies par les Noirs américains. Denis Johnson (Déjà mort et le Nom du monde, 1998) trace, dans le premier, des récits dont la mort est toujours le personnage principal et s'attaque, dans le second, au monde de la communication, où la parole s'efface à mesure qu'elle est prononcée. Beaucoup plus modeste apparaît le fantôme de John Updike (Aux confins du temps, 1999) : c'est celui de l'enlisement médiocre d'un retraité dans la poussière du temps.
Un grand livre nous vient d'Écosse, Lanark d'Alastair Gray. Il a fallu vingt ans pour voir paraître en France cette somme baroque dans laquelle, non sans ironie, sont utilisés tous les artifices de la littérature contemporaine. Paradoxalement, les ombres s'agitant dans un Glasgow fantomatique y prennent un saisissant relief.
L'écrivain de langue anglaise et d'origine sri lankaise Michael Ondaatje, dans le Fantôme d'Anil (1999, prix Médicis étranger), sous le prétexte d'une enquête sur un massacre, brosse à coup d'images et d'évocations fugitives la présence d'une terre de conflits immémoriaux.
Peu d'ouvrages venus du Japon cette année, sinon un livre déjà ancien, le Mineur (1908) de Natsume Sôseki, où l'on suit les pérégrinations d'un narrateur somnambulique dans la banlieue de Tokyo. Face à l'inconsistance du moi initial se dresse la densité d'un moi réflexif ironique et acerbe et le récit devient à la fois le lieu d'une interrogation très moderne sur l'être et sur le roman.
De la démocratie
Dans le flot des essais publiés, dont beaucoup le sont grâce aux subventions, deux centres d'intérêt se dégagent, qui vont dans le sens de notre réflexion sur le sentiment d'une contradiction entre le statut de l'individu et les impératifs de la société. Tout d'abord les études sur la démocratie elle-même puis celles qui portent sur le système scolaire, école des futurs citoyens.
Pierre Vidal Naquet a rassemblé ses articles d'helléniste et d'homme de gauche sous le titre les Grecs, les Historiens, la Démocratie, le Grand Écart, où s'esquissent déjà les paradoxes de cette invention du pouvoir du peuple. Pierre Rosanvallon, dans la Démocratie inachevée, histoire de la souveraineté des peuples, tente d'élaborer une histoire philosophique du politique et, du même coup, d'examiner les différentes facettes du possible en matière de représentation nationale. Claude Nicolet affronte un peu le même sujet dans Histoire, Nation, République, mais dans la perspective de l'historien, citant la phrase de Fustel de Coulanges : « L'histoire est la science des sociétés humaines. »
Miguel Abensour (l'Utopie de Thomas More à Walter Benjamin) démontre, en s'attardant sur Charles Fourier, que ce n'est pas l'utopie qui est génératrice de totalitarisme, mais, bien au contraire, son absence, dans la mesure où le principe de l'utopie est d'abord matière à réflexion, pensée de la différence par rapport à ce qui existe.
Le livre collectif le Siècle des communismes se contente de dresser un bilan nuancé de cette idéologie. Quant à Ian Kershaw, historien et sociologue écossais, il présente à la fois en Grande-Bretagne et en France son deuxième livre sur Hitler, Hitler, 1936-1945 : nemesis. Le premier livre étant sous-titré ubris, le propos est clair : celui qui se rend coupable de démesure, la « vengeance des dieux » s'abat sur lui. C'est un travail très complet et très documenté, dont certains points peuvent naturellement prêter à querelles d'historiens. On pourrait utilement compléter ce tableau de l'Allemagne sous la fascination du dictateur par son envers présenté par le livre de Günther Weisenborn, Une Allemagne contre Hitler.
De l'école
L'école est en question dans nombre d'ouvrages, à la fois sur le plan de ses résultats et sur celui des violences qui s'y déroulent. Ce n'est pas nouveau, mais jamais il n'y a eu un tel foisonnement de livres à ce sujet. Les uns dénoncent, comme François Dubet et Marie Duru-Bellat, l'Hypocrisie scolaire. Mais s'il est aisé de dénoncer, les remèdes sont moins évidents à proposer. Rachel Gasparini dresse l'inventaire des Ordres et désordres scolaires, mais l'ouvrage le plus ambitieux est sans conteste celui du sociologue Edgar Morin qui propose un plan de réformes (les Sept Savoirs nécessaires à l'éducation du futur), dont certaines peuvent paraître utopiques. Tous cependant font plus ou moins apparaître la dissolution du lien social et affirment que traiter les problèmes de l'école, c'est poser la question de l'état de la société.
