L'année littéraire

La sombre humeur millénariste s'est dissipée. L'heure est à l'optimisme : le livre est bien en vie. Les résultats sont là pour en témoigner. Quelques esprits chagrins font encore remarquer que ce sont les ventes d'ouvrages traitant de l'informatique qui ont explosé, mais l'écran hypnotique de l'Internet n'a pas fait disparaître les pages imprimées, celles que l'on touche, que l'on feuillette, que l'on emporte avec soi. Au troisième trimestre de cette année 2000, les éditeurs s'extasient d'un record (progression des ventes de 6,5 %). Cette embellie se manifeste indépendamment des genres, témoignant de la diversité des goûts. Quelques intrus se sont même emparés des premières places aux dépens des œuvres littéraires proprement dites, ainsi de cette anthologie des textes du célèbre groupe musical des Beatles ou encore ces photographies de la Terre vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand, voire cet Harry Potter et la coupe de feu, suite de l'histoire d'un apprenti magicien qui enflamme l'imagination enfantine.

Succès plus ou moins inattendus, mais s'inscrivant dans le retour en force de la décision individuelle, qui paraît moins sensible à l'influence des médias, tandis que se manifeste celle, plus ancienne, du bouche-à-oreille. Et si la diversité des choix y trouve son compte, les libraires eux-mêmes en bénéficient, retrouvant leur rôle privilégié de conseil. En même temps, voici que cette année les prix littéraires n'ont été l'objet d'aucune véritable contestation et que les ouvrages couronnés en ont immédiatement bénéficié. Embellie ou phénomène durable ? Certains ne veulent voir là qu'une des retombées de la croissance. Quant aux ouvrages présentés, rares sont ceux où l'on trouverait une vision moins noire que celle des années précédentes.

Les prix littéraires

Ingrid Caven, Jean Jacques Schuhl, prix Goncourt ;

Allah n'est pas obligé, Ahmadou Kourouma, prix Renaudot et prix Goncourt des lycéens ;

Dans ces bras-là, Camille Laurens, prix Femina ;

Terrasse à Rome, Pascal Quignard, prix de l'Académie française ;

Diabolicus in musica, Yann Appery, prix Médicis ;

L'irrésolu, Patrick Poivre d'Arvor, prix Interallié ;

Le zoo des philosophes, Armelle Le Bras-Chopard, prix Médicis essai ;

Le fantôme d'Anil, Michael Ondaatje, prix Médicis étranger ;

Mon frère, Jamaïca Kincaïd, prix Fémina étranger.

Les désarrois de l'individu

L'importance donnée à l'être singulier dans notre Occident révèle de façon aiguë à l'écrivain une contradiction fondamentale. Il ne peut manquer de prendre conscience que sa société, tout en flattant le modèle individuel, ne cesse de le nier. Que lui propose-t-elle, en effet, sinon le jugement majoritaire, les pourcentages des sondages, les certitudes statistiques, les catégories administratives, etc. ? Et le spectacle du monde que lui offre la soi-disant information ne fait que lui révéler les affrontements de groupes, de fanatiques, d'hommes de pouvoir qui, sous le masque religieux ou idéologique, visent l'extermination de l'être qui veut affirmer sa singularité.

Rien d'étonnant alors si l'écrivain, ne disposant que de sa sensibilité individuelle, cherche à exprimer avec plus ou moins de violence directe, mêlée souvent de dérision cruelle, son effarement, ses désarrois. Armé de sa seule réceptivité, il souffre, mais ne juge pas, ou plutôt se garde de suggérer une solution. Il a depuis quelques décennies déjà peu à peu abandonné l'analyse conceptuelle aux « sciences humaines ». Il se contente le plus souvent de quelques éléments de psychanalyse, non pas parce qu'elle est elle-même en crise, mais parce qu'elle est le seul mode de connaissance se réclamant d'une démarche scientifique qui s'intéresse au sujet singulier.

Ainsi Régis Jauffret (Scènes de la vie des gens) est représentatif d'une génération d'écrivains se déclarant porteurs d'un nouveau désespoir, assaisonné de dérision, nourri des faillites du siècle, et qui confine à l'incohérence : « Je me dis que ma tête est remplie de cellules qui n'ont rien à se dire... » Dans Shot, Patrick Bouvet place son livre sous le double signe de la dislocation et de l'instantané photographique. Le titre joue sur les sens de ce mot anglais : photographie, coup de feu. Sept clichés ponctuent les textes, de l'explosion de Hiroshima au massacre de supporters dans un stade de Belgique, lacérant les chairs et les espoirs de l'humanité. Patrick Deville (Ces Deux-là) a recours au rythme heurté de la course-poursuite pour conduire ses personnages vers une mort inévitable.