Cette brève synthèse ne saurait rendre compte du foisonnement des publications, mais en indiquant quelques tendances, finalement majoritaires, il apparaît aussi à l'évidence que le siècle s'achève sur la certitude que tout va continuer. Pourtant, personne cette année n'a insisté sur un renouvellement nécessaire ou sur l'apparition de quelque phare qui guiderait les générations futures d'écrivains. L'accent est mis sur l'œuvre singulière et sur l'émotion personnelle. Comme l'exprime Marie Depussé dans Qu'est-ce qu'on garde ?, à la fois récit et cours de littérature, écrire c'est « proférer les paroles sourdes qui s'entassent confusément en nous à la lecture ». Quant à Pierre Bayard, il nous propose ironiquement son guide d'écriture, Comment améliorer les œuvres ratées. Certes, son travail est de nature souvent satirique et prétexte à vider quelques querelles, mais chercher les moyens d'améliorer est aussi une façon de donner à lire les raisons de notre attachement à la littérature.

Un froid glacial

Plus que jamais l'humeur noire semble présider au choix des éditeurs en matière d'ouvrages étrangers. Serait-ce un hasard si paraît en France, près de quatre siècles après sa rédaction, la première traduction d'un livre considéré en Angleterre comme un chef-d'œuvre insolite, Anatomie de la mélancolie (1621) de Robert Burton ? Cette mélancolie-là est des plus sombres. Partant d'une analyse d'un Hamlet accablé par la tragédie de sa vie et la corruption du siècle, l'auteur, de digression en digression, explore les corridors sombres de l'âme humaine.

Les ouvrages présents cette année sur les rayons égrènent à l'envi la litanie des guerres et des massacres qui frappent la planète entière. L'Italien Mario Rigoni Stern s'impose comme témoin essentiel de la dernière guerre européenne au moment où paraissent en français trois de ses derniers livres : Lointains hivers, En guerre, Sentiers sous la neige (qui datent tous des années 70). La réflexion l'emporte sur le témoignage : « J'ai connu le froid implacable des saisons de la guerre... » Le récit fouille la neige du souvenir et c'est une lente glaciation qui s'empare de l'esprit qui n'a plus pour se réchauffer que les anciennes flammes des incendies.

Venu de Russie, le Vichera (1970) – du nom d'une rivière de l'Oural – de Varlam Chalamov, sous-titré Anti-Roman, présente une suite de récits et de réflexions sur la vie en camp de déportés. L'originalité et la force de ce livre proviennent de ce qu'il ne dénonce jamais, mais dresse, en la personne de l'auteur, le portrait d'un homme apte à survivre aux pires conditions – il a passé plus de vingt années au goulag –, et capable de parvenir à une sorte de détachement quasi inhumain. Si l'on préfère le témoignage direct, signalons 1933, l'Année noire : témoignages sur la famine en Ukraine, suite de textes présentés et rassemblés par Georges Sokoloff.

En Serbie, Vidosav Stevanovic avoue avoir tenté d'écrire un roman et d'y avoir renoncé, le sujet ne s'y prêtant pas. Il s'est contenté de suivre l'itinéraire d'un tyran : Milosevic, une épitaphe (1999), dénonçant aussi fort qu'il le peut cette pétrification de l'esprit que représente le nationalisme. L'Albanais Fatos Kongoli achève avec le Dragon d'ivoire (1998) une trilogie qui à la fois décrit le naufrage de son pays et la destruction de son narrateur malgré l'effondrement du régime d'Enver Hoxha.

Le bal des spectres

Faire danser les spectres, les intégrer dans la trame littéraire : d'Amérique latine nous viennent deux livres, le premier du Chili, l'autre, plus ancien, d'Argentine. Le Mariage d'amour avec fanfare (1997) de Herman Rivera Letelier commence comme une joyeuse histoire populaire, avec comme héros un coiffeur très ordinaire, mais l'ombre du tyran s'appesantit, un attentat suicide échoue et une province du Chili devient, à la suite de la répression, un vaste ossuaire. Face à cette simple mais poignante opposition entre liesse et danse macabre, il faudrait placer le livre argentin Respiration artificielle (1980) de Ricardo Piglia, qui présente la particularité d'avoir été publié sous la dictature des généraux. Dès lors, la dénonciation est feutrée, allusive, et, par les brisures du récit, s'installe l'impression violente d'étouffer sous le poids des ombres invisibles des victimes.