Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

Le 8 décembre 1981, quatre plaintes seront déposées par des parents de victimes de déportation. Beaucoup d'autres suivront. Mais la justice traîne les pieds. Pire : l'enquête est arrêtée net en février 1987, date à laquelle la Cour de cassation annule la quasi-intégralité des actes de procédure. Motif ? Dès l'apparition du nom de l'ancien préfet Robert Sabatier, le juge Nicod, chargé de l'enquête, aurait dû lui transmettre le dossier. Nonagénaire, Robert Sabatier décède en 1990, non sans avoir déclaré « assumer l'entière responsabilité de la répression anti-juive » dans le ressort de sa préfecture. La procédure est reprise par la chambre d'accusation de Bordeaux. « Sans préjuger de sa culpabilité », elle rend le 27 juin 1996 à rencontre de Maurice Papon un arrêt que la Cour de cassation valide le 23 janvier 1997.

Le tribunal

Le 8 octobre 1997, Maurice Papon est enfin devant ses juges. La salle est comble. En face de lui, sous les ors du tribunal de Bordeaux, trônent le procureur général Henri Desclaux et l'avocat général Marc Robert, grand connaisseur de l'administration sous Vichy. À sa gauche, une vingtaine d'avocats des parties civiles, parmi lesquels le bouillant Arno Klarsfeld et trois « piliers » du dossier : Mes Gérard Boulanger, Michel Zaoui et Alain Lévy. Aux côtés de Papon, un jeune avocat de vingt-neuf ans, Francis Vuillemin. En contrebas, le second avocat de la défense, Me Jean-Marc Varaut. Plus loin, à gauche encore, derrière la foule des parties civiles d'où émaneront régulièrement les exclamations de Michel Slitinsky et de Maurice-David Matisson, les deux hommes qui ont initié la procédure, se tient le public, essentiellement composé des familles des victimes. Plus haut, au niveau des écrans où seront projetées les pièces du dossier, quarante journalistes se serrent au « poulailler ». Au milieu de la salle, le dossier. Un monstre de 30 000 pages que manipulera un appariteur. Enfin, à la droite de l'accusé, le président Jean-Louis Castagnède, en col d'hermine, entouré de quatre assesseurs. Et des neuf jurés populaires.

De ces neuf jurés, cinq hommes et quatre femmes, aucun n'a vécu les années noires de l'Occupation. Six d'entre eux ont moins de quarante ans. Il y a là un vendeur, un électrotechnicien, un comptable, un employé, un chef du personnel. Le plus jeune est un maître auxiliaire de vingt-cinq ans. Que retiendront-ils de ce procès marathon, auquel ils seront associés pendant de longs, d'interminables mois ? Le mini-scandale qui éclatera au deuxième jour du procès lorsque, à la suite de l'habile dramatisation de l'état de santé de Maurice Papon orchestrée par Me Varaut, la cour ordonnera la mise en liberté, Maurice Papon pouvant désormais comparaître libre ? Le calme apparent de celui-ci au cours de la lecture du très long acte d'accusation ? La façon quasi rituelle avec laquelle il placera méthodiquement sur le pupitre de son box, à chaque début d'audience, son sous-main en cuir, ses piles pour Sonotone, ses blocs-notes, ses chemises cartonnées, ses lunettes à monture d'écaillé ? Sans nul doute se souviendront-ils longtemps des suspensions d'audience répétées dues aux problèmes de santé récurrents de l'accusé. Elles feront de l'affaire Papon le procès le plus long que la France ait jamais connu. Ils retiendront les plaidoiries sans fin de certains avocats, leurs querelles picrocholines, leurs effets de manches devant les caméras. Ils garderont pareillement en mémoire certaines récupérations médiatico-politiques. La façon dont, à la fin octobre, le président du RPR profita du procès pour défendre le gaullisme et mobiliser ses troupes à l'approche des élections régionales, par exemple.

Le procès d'un « fonctionnaire »

Mais que retiendront-ils de « l'exceptionnelle leçon d'histoire » appelée de ses vœux par le président Castagnède ? Le défilé impressionnant, interminable de fonctionnaires, d'anciens ministres, de résistants appelés à la barre, chacun insistant peu ou prou sur le chaos de 1940, le désarroi d'une population affamée, privée de tout ? Les explications, parfois laborieuses mais toujours éclairantes, des historiens Robert Paxton, Jean-Pierre Azéma, Marc-Olivier Baruch, ou Michel Bergès, ce dernier affirmant que Papon jouait à Bordeaux un « rôle secondaire », après avoir contribué à alimenter le dossier à charge ? Tous insisteront sur la responsabilité de Vichy dont les lois anti-juives avaient « anesthésié les fonctionnaires ». Les jurés noteront-ils également l'application, la minutie, voire l'entêtement, avec lesquels le président Jean-Louis Castagnède, totalement oublieux du temps, alignera les nombreux documents d'archives et disséquera les paroles de l'accusé, afin de tenter de démontrer la prépondérance du service des questions juives de la préfecture dès les premières arrestations de juillet 1942 ? À la mi-décembre, après deux mois d'audience, viendront les premiers noms, les drames personnels, les témoignages des rescapés et de leurs familles, sobres et poignants. Parfois déchirants, « Je m'incline avec respect devant M. Librach », dira Maurice Papon à l'issue du récit du cousin de Léon Librach, transféré à Drancy sur son ordre. Mais jamais il n'exprimera de remords quant à son attitude.