Journal de l'année Édition 1998 1998Éd. 1998

Épreuve de force en Serbie

Lorsque le président Slobodan Milosevic a pris la décision d'annuler les victoires de l'opposition, nul n'aurait prédit que la Serbie allait se mobiliser au point de déstabiliser celui qui, en cinq années de guerre, avait réussi à réduire au silence ses opposants, à museler la majorité des médias indépendants et à interdire tout débat sur son projet pour l'ex-Yougoslavie – et, surtout, obtenir gain de cause.

Rappel des événements de 1996. Le 19 novembre, alors que la commission électorale contrôlée par le pouvoir confirme la victoire de l'opposition à Belgrade face au Parti socialiste (SPS, ex-communiste, au pouvoir), le président S. Milosevic décide d'annuler de nombreux résultats des élections municipales du 17 novembre. La décision du président et l'organisation dans les circonscriptions contestées d'un troisième tour électoral – boycotté par l'opposition – provoquent la colère d'une population sortie pour l'occasion de son apathie. Des dizaines de milliers de manifestants vont braver chaque jour le froid et la neige, exigeant la reconnaissance de leur vote et, au-delà, un État de droit. Alors que les manifestants réclament la démission de S. Milosevic (27 novembre) et qu'un nombre croissant de magistrats se dissocient de ses décisions, le chef de l'État propose à l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) de se saisir du dossier. Parallèlement, le régime appelle ses partisans à venir manifester à Belgrade (24 décembre). Les affrontements entre ces derniers, environ 80 000 personnes, et les quelque 200 000 sympathisants de l'opposition font un mort et 91 blessés. Trois jours plus tard, l'OSCE confirme la victoire de la coalition Ensemble dans quatorze villes, dont Belgrade.

Le recul du pouvoir

Le début de l'année 1997 est marqué par un durcissement de la situation. Le pouvoir sait désormais qu'il ne peut pas compter sur la lassitude de la population pour venir à bout de la crise. Et, s'il devait encore fonder quelques espoirs sur une stratégie du pourrissement, le soutien de l'Église orthodoxe aux manifestants lui porte un coup sévère (2 janvier). Aussi Milosevic décide-t-il de lâcher du lest et reconnaît la victoire de l'opposition à Nis (8 janvier). Par ailleurs, la crise s'internationalise le 11 janvier lorsque les États-Unis annoncent qu'ils gèlent leurs relations commerciales et officielles avec Belgrade. La décision de Washington semble littéralement doper la détermination des manifestants, qui sont plus de 300 000 à fêter le Nouvel An orthodoxe à Belgrade (13 janvier). Le lendemain, Milosevic reconnaît la victoire de l'opposition dans la capitale tandis que le Parti socialiste limoge trois hauts responsables, dont le maire de Belgrade, Nebojsa Covic, qui avait apporté son soutien aux étudiants. Toutefois, le recul spectaculaire de Milosevic à Belgrade ne suffit pas pour calmer l'opposition : le 28 janvier commence une grève des enseignants, largement soutenus par la population de la capitale où l'intervention brutale de la police fait 80 blessés dans les rangs des manifestants, dont l'une des dirigeantes de la coalition Ensemble, Vesna Pesic (2 février). Finalement, S. Milosevic demande au gouvernement de soumettre au Parlement « un projet de loi spéciale proclamant définitifs » les résultats des municipales conformément aux conclusions de la mission de l'OSCE (4 février), soit la victoire de l'opposition dans quatorze villes : Pirot, Kraljevo, Uzice, Smederevska Palanka, Vrsac, Soko Banja, Kragujevac, Pancevo, Jogodina, Nis, Zrenjanin, Lapovo, Sabac et Belgrade. Dans la capitale, la victoire de l'opposition a été reconnue au conseil municipal et dans huit mairies d'arrondissement. Un amendement au projet de loi déposé par l'opposition, qui revendiquait également deux autres mairies d'arrondissement, a été rejeté par le Parlement. Ce dernier, tout en votant la loi élaborée par S. Milosevic, a marqué sa fermeté à l'endroit de cette opposition devenue dangereuse. Ainsi son président, Mirko Marjanovic, a accusé la coalition Ensemble d'avoir organisé les manifestations pour « prendre le pouvoir par la violence » et d'avoir « entaché la réputation de la Serbie à travers le monde ». Mais, lorsque le président de l'Assemblée de Serbie a accusé les manifestants d'être des « fascistes qui manipulent des enfants », ces enfants-là – les étudiants – rétorquèrent : « Où étiez-vous, quand des gens de notre âge ont été tués dans les champs de bataille autour de Vukovar par ordre du régime auquel vous appartenez ? ».

L'esprit du mouvement Zajedno

Au bout du compte, les Serbes, qui avaient rallié plutôt docilement leur chef pendant la guerre, ne se sont transformés en protestataires actifs que lorsqu'ils ont compris que S. Milosevic bafouait les résultats des élections. Quant à l'opposition politique, jusqu'alors éclatée et dispersée, elle a trouvé le moyen de s'unir autour d'un objectif clair : obtenir la gestion des municipalités et des médias locaux, là où elle avait gagné. La coalition Ensemble, qui regroupe l'Alliance civique (regroupement de démocrates libéraux, antinationalistes, animateurs du mouvement antiguerre dirigé par Mme Vesna Pesic) et trois formations plus ou moins nationalistes, le Mouvement du renouveau serbe de l'écrivain Vuk Draskovic, le Parti démocrate du philosophe Zoran Djindic et le Parti démocratique serbe de Vojislav Kostunica, s'est donné pour objectif de maintenir vivante la flamme qui a animé la population de Belgrade pour que « l'esprit du mouvement Zajedno (Ensemble) » survive aux concessions arrachées au président S. Milosevic. Très vite, il est apparu que les manifestants n'entendaient pas signer un chèque en blanc au pouvoir. Tandis que les parlementaires socialistes et radicaux (extrême droite) débattaient de la loi proposée par le chef de l'État afin de résoudre la crise électorale, des Belgradois se rendaient massivement devant le Parlement pour y déposer un cerveau en plastique afin d'« apporter l'intelligence qui manque aux députés ». En évitant soigneusement les forces de l'ordre déployées dans les rues de la capitale, la foule des manifestants commentait sans complaisance l'incapacité du nouveau gouvernement remanié dans l'après-midi. Nombreux aussi ceux qui se pressaient pour écouter les chefs de l'opposition. Après avoir souligné en termes peu amènes « le simulacre de démocratie » qui se jouait au Parlement, Vuk Draskovic a imprudemment déclaré qu'« il conviendrait peut-être de faire une pause dans les manifestations », enchaînant rapidement, face au tollé suscité par ses propos, « mais je crains qu'on ne doive rapidement ressortir dans les rues ». Vesna Pesic a souligné que S. Milosevic avait « hissé le drapeau blanc » pour aussitôt insister sur la nécessité d'avoir « des dirigeants compétents et réellement démocrates » et « de connaître la vérité sur la situation économique, sur la guerre et les malversations financières ». Enfin, Zoran Djindic a rappelé que la fraude électorale n'avait été qu'une des raisons ayant conduit les gens à manifester sans relâche. Le philosophe estime que le mécontentement général aura trouvé plutôt « sa seule et unique cause » dans le « pouvoir malfaisant » et que « les citoyens n'auraient de cesse de chasser ce pouvoir incapable de se changer lui-même ». En adoptant la loi spéciale concoctée par S. Milosevic, le Parlement a certes désamorcé une bombe. Il n'en reste pas moins que les manifestations se sont poursuivies pendant plusieurs jours. Aux sympathisants de l'opposition et aux étudiants qui réclamaient la destitution du recteur de l'université se sont joints de nombreux téléspectateurs de plus en plus allergiques au journal télévisé, les enseignants non payés, les épargnants floués, tandis que des ouvriers, en nombre il est vrai encore réduit, commençaient à sortir d'entreprises à court de fonds. Les manifestants auront donc prouvé qu'un changement était possible en Serbie sans que l'ex-Yougoslavie ne risque à nouveau de s'embraser.