À l'évidence, en signant cet accord, M. Lebed a outrepassé le mandat que lui avait confié le président, comptant sur la dynamique créée par cet accord et sur l'aspiration des Russes et des Tchétchènes à sortir de l'hécatombe. L'ascension foudroyante de sa cote de popularité en Russie et la confiance que lui témoignent les dirigeants tchétchènes après tant de promesses trahies tendent à valider le calcul d'Alexandre Lebed. Bien sûr, l'avenir de la Tchétchénie reste incertain (notamment en ce qui concerne la question de son indépendance), mais, après deux ans, ou presque, de combats et de cessez-le-feu non respectés, après les 50 ou 60 000 victimes de cette guerre « sale », la paix signée cette année semble moins illusoire que les précédentes. Tandis que le nouveau pouvoir s'efforce d'établir un ordre islamique modéré dans les villes et les villages dévastés de Tchétchénie, les derniers conscrits russes quittent sans regret l'enfer de Grozny.

La réélection de Boris Eltsine

Au début de l'année, l'élection présidentielle prévue pour juin 1996 ne se présentait pas sous les meilleurs auspices pour Boris Eltsine. En décembre 1995, les élections législatives avaient consacré la position de force des nationalistes et des communistes ; en janvier 1996, les sondages créditent le président de 8 % des intentions de vote, contre 20 % au communiste-nationaliste Guennadi Ziouganov. Moscou bruisse alors de rumeurs sur un coup de force repoussant aux calendes grecques l'élection présidentielle. De fait, le clan des « faucons » (le général Alexandre Korjakov, le général Mikhaïl Barsoukov et le vice-Premier ministre Oleg Soskovets), qui exerce alors sur le président affaibli une influence prépondérante, ne ménage pas ses efforts pour le convaincre de prendre les devants : si M. Ziouganov gagnait, la Russie ne serait-elle pas vouée, inéluctablement, à la guerre civile ? Dissolution de la Douma, instauration de l'état d'urgence, report sine die des élections sont proposés à Boris Eltsine. À la mi-mars, à l'issue d'une crise majeure l'opposant à cette « camarilla de l'ombre », qu'il soupçonne de vouloir le « brejnéviser », le président Eltsine, conseillé par les libéraux (Anatoli Tchoubaïs, l'initiateur des privatisations, Igor Malachenko, directeur de la chaîne de télévision NTV, le Premier ministre Viktor Tchernomyrdine), se laisse convaincre que l'affaire n'est pas perdue. Il engage une campagne dynamique, assuré du soutien des médias, de l'appareil d'État, des géants de l'énergie, des grandes banques et, ce qui n'est pas négligeable, des puissances occidentales. Il promet une lutte plus énergique contre la corruption d'État, contre l'insécurité et les inégalités, annonce un ralentissement des privatisations, prédit le rouble fort et totalement convertible en l'an 2000, fait verser aux fonctionnaires une partie de leurs salaires en retard, n'hésitant pas à puiser dans les fonds publics pour financer les promesses qu'il dispense tous azimuts. En quelques semaines, le candidat-président dépasse dans les sondages son seul concurrent sérieux. M. Ziouganov, qui, soutenu par un « bloc patriotique » des plus disparates, fait une campagne bruyante, avec majorettes et drapeaux rouges, popes et portraits de Staline, littérature antisémite et cosaques en tenue traditionnelle. Se posant comme le candidat des laissés-pour-compte de la libéralisation sauvage, le candidat communiste s'efforce de mobiliser les sentiments patriotiques, dénonce la mafia et l'occidentalisation sans frein de la société russe.

Signe du désarroi de la Russie, un tiers des électeurs déclarent encore ignorer pour qui ils voteront quelques semaines seulement avant le premier tour des élections, fixé au 17 juin. Avec environ 35 % des voix, contre 32 % à M. Ziouganov, Boris Eltsine ne s'assure pas un avantage significatif sur son adversaire. C'est le ralliement d'Alexandre Lebed, crédité de près de 15 % des voix et solidement installé en troisième position, qui fait la différence, tout en obligeant le président à promouvoir encore le général Lebed, qu'il place à la tête du conseil de sécurité et nomme conseiller des affaires de sécurité nationale du président.