En tentant de frapper un grand coup de façon à endiguer la contagion de l'exemple tchétchène dans une région instable, le pouvoir russe a joué les apprentis sorciers. Non seulement l'emploi de la force en Tchétchénie a déstabilisé les équilibres fragiles établis dans cette zone entre le centre et les régions (Tatarstan, Ossétie du Nord...), mais il a produit de très dommageables effets, aussi bien sur le plan des relations internationales que sur celui des rapports de force internes. L'intervention en Tchétchénie a conduit les puissances occidentales à bouder partiellement les cérémonies organisées à Moscou le 9 mai à l'occasion du cinquantième anniversaire de la capitulation nazie et elle a entraîné le retard de la signature de l'accord intermédiaire de coopération entre la Russie et l'Union européenne, accord finalement paraphé en juillet à Bruxelles.

Au plan intérieur, la guerre en Tchétchénie donne l'occasion à Boris Eltsine de laisser libre cours à ses penchants pour l'exercice solitaire du pouvoir, tenant les députés et les membres du Conseil de la Fédération à l'écart des décisions essentielles. Elle déséquilibre les rapports de force en faveur des courants ultra-nationalistes prompts à soutenir le jusqu'au-boutisme du président. Mais, d'un autre côté, attisant les débats et les divisions à propos du bien-fondé de l'intervention, elle contribue à la renaissance d'un espace public en Russie, suscitant la remobilisation des militants des droits de l'homme ainsi que des critiques, souvent très vives, dans les médias. La « sale guerre », souvent rapprochée de celle d'Afghanistan, entre dans chaque foyer sans le voile de la censure, avec son cortège d'images insupportables de civils (y compris russes) massacrés et de jeunes recrues « mortes pour rien ». L'idée tend à prévaloir, dans la société russe, que, si la Russie a formellement gagné la guerre en Tchétchénie, elle y a assurément perdu la paix. L'image d'un pouvoir brutal et cynique qui n'hésite pas à sacrifier des civils et des soldats inexpérimentés dans une démonstration de force douteuse tend à s'imposer, altérant un peu plus encore le prestige déjà écorné du président et de son entourage.

La guerre en Tchétchénie, enfin, révèle l'extrême hétérogénéité des équipes dirigeantes en Russie. Deux camps se sont affrontés à l'occasion de la guerre, d'une part les chefs du puissant lobby militaire en crise, des ministères de la Défense et de l'Intérieur, favorables à la manière forte, et d'autre part les nouvelles élites libérales en charge de l'industrie civile et des finances, pour lesquelles la conduite des réformes économiques constitue une absolue priorité. Or, il est bien évident que la poursuite des réformes et celle de cette guerre ruineuse et désastreuse sont, à terme, des objectifs contradictoires.

La prise en main du dossier tchétchène par le très pragmatique Premier ministre, accompagnée du limogeage de quatre ministres « faucons » (dont le ministre de l'Intérieur, Viktor Ierine) lors de la prise d'otages de Boudenovsk, semble indiquer un déplacement du balancier en faveur des adversaires de l'aventure tchétchène. Mais, d'un autre côté, le renforcement constant du pouvoir occulte du garde du corps et conseiller privé du président, Alexandre Korjakov, disposant de sa garde prétorienne de 40 000 hommes et partisan des méthodes musclées, ne laisse pas d'inquiéter ceux qui redoutent une dérive autoritaire du pouvoir ; l'accroissement constant des pouvoirs de l'ancien KGB n'est pas de nature à tempérer leurs alarmes.

Les élections législatives

Les élections législatives du 17 décembre voient le succès des communistes crédités de 22,3 % des voix. Le parti d'extrême droite de Vladimir Jirinovski arrive en deuxième position avec 11,06 % (soit plus de la moitié moins que lors de la précédente consultation). La formation du Premier ministre Tchernomyrdine obtient un peu moins de 10 %. Ces résultats constituent un désaveu pour la politique de privatisation et pour Boris Eltsine lui-même, qui abordera, s'il se présente, la campagne des présidentielles de juin 1996 dans des conditions difficiles.

L'économie et la société russes

Aux tensions politiques suscitées par la guerre en Tchétchénie font pendant les contrastes criants qui s'accusent dans le domaine économique et social. La Russie a été, de tous les États de la CEI, celui qui s'est engagé le plus rapidement, le plus massivement et, peut-être, le plus chaotiquement sur la voie des réformes libérales. Cet engagement a permis, par exemple, de conduire la privatisation par coupons avec un certain succès : dès la fin de l'année 1994, 24 300 des 32 200 entreprises déclarées privatisables ont été transformées en sociétés par actions et, à la veille des élections de décembre 1995, Boris Eltsine peut annoncer un nouveau programme de privatisations donnant, cette fois, la priorité aux grands investisseurs. Mais, d'un autre côté, le « romantisme libéral » a laissé la bride sur le cou à l'imbrication des affaires et du crime. Un rapport de la CIA divulgué en décembre 1994 révélait, par exemple, que plus de la moitié des vingt-cinq premières banques russes auraient partie liée avec les mafias. Dans le même sens, l'assassinat, le 1er mars 1995, du présentateur vedette de la télévision d'État V. Listiev, appelé à diriger la télévision publique et « coupable » d'avoir suggéré la suppression de la publicité sur la chaîne d'État, suscite une intense émotion tant il illustre crûment l'imbrication de la politique, de l'argent et du crime.