PS : La refondation

Le big-bang de Montlouis-sur-Loire

Le maire de Conflans-Sainte-Honorine n'attendit pas les ides de mars pour dresser l'acte de décès du Parti du congrès d'Épinay. Il le fit dès le 17 février à Montlouis-sur-Loire, à la faveur d'une réunion électorale à laquelle participaient de nombreux hiérarques socialistes, dont leur chef, le premier secrétaire, Laurent Fabius. Anticipant l'inéluctable défaite, il en dénonça les causes avec une rude franchise qui tranchait avec la langue de bois habituelle. Les unes étaient, selon lui, conjoncturelles, mais portaient gravement atteinte au crédit des hommes au pouvoir : promesses non tenues, et d'ailleurs, dans bien des cas, impossibles à tenir ; refus de reconnaître que l'instauration d'une politique d'austérité en 1983 n'était pas purement circonstancielle mais inaugurait un nouveau cours ; malversations de certains qui « ont, de ce seul fait, cessé de mériter le beau nom de socialistes ».

Mais il y avait plus grave. Pour Michel Rocard, les dirigeants et les militants socialistes n'avaient pas compris, ou voulu comprendre, que le monde avait changé. Dans une société où la conscience d'appartenance à une classe tend à s'estomper dans l'esprit des individus, c'était une erreur de fonder une action politique sur la notion de lutte des classes au prétexte que « le socialisme s'est forgé dans une conception du monde (...) basée sur des rapports de production, sur des rapports de classe ». Or, ajoute l'ancien Premier ministre, aujourd'hui « notre société n'est plus une société de lutte de classes, mais une société de ségrégation ». Et c'était une erreur pire de croire que le parti qui exprime cette doctrine puisse « demeurer une société close attachée à ses rites » et refuser de s'ouvrir au monde extérieur. Un tel refus d'évoluer l'exposerait au dépérissement que subissent depuis longtemps tous les appareils verticaux qui prétendent encadrer la société (Églises, syndicats, etc.), dépérissement qui atteint même désormais les structures horizontales traditionnelles (catégories professionnelles, classes d'âge, niveaux de revenu, etc.) à l'intérieur desquelles les Français ne trouvent plus « les ressorts de leur identité ».

Constatant en sociologue l'explosion des vieux clivages et l'incapacité de l'école à assurer à chaque citoyen l'égalité réelle des chances et l'accès à l'emploi, il en conclut que, par-delà l'économie de marché, s'est constituée une « société de marché » où formation, travail et repos ne sont plus les trois âges successifs de la vie mais se combinent en phases alternées pour faciliter l'adaptation des individus à l'évolution des types d'emploi et pour tenir compte également de l'accroissement de la longévité humaine qui permet de ne pas transformer obligatoirement un retraité en inactif. Dans cette société en pleine mutation, les ségrégations sont moins catégorielles que culturelles et territoriales (villes, banlieues, campagnes).

Pour remédier à de tels déséquilibres, Michel Rocard estime qu'il faut imaginer un État plus respectueux des citoyens et de leurs choix, un cadre opérationnel qui ne peut être que l'Europe, et enfin un mouvement fédérant tous ceux qui partagent les « mêmes valeurs de solidarité » : écologistes réformateurs, centristes de tradition sociale, communistes rénovateurs.

La prise du pouvoir par Michel Rocard

Reconnaissant, le 1er avril, que le Parti avait « reçu un terrible coup sur la tête », le premier secrétaire Laurent Fabius suggérait de le transformer de l'intérieur en parti social-démocrate, conservatoire des valeurs de gauche, mais ouvert à d'autres pratiques et à d'autres hommes.

Craignant de ne pouvoir assurer lui-même la nécessaire « rupture », condition du succès éventuel de sa candidature présidentielle en 1995, l'ancien député des Yvelines brusqua les événements. Procédant à un renversement d'alliance en se rapprochant des « jospinistes » et de la « gauche socialiste » (qui l'avait pourtant bien combattu dans le passé), le 3 avril, il mettait en minorité Laurent Fabius au bureau exécutif et substituait immédiatement à ce dernier une direction collégiale dont il assumait la présidence, avec pour seule mission la tenue d'états généraux en juillet.

La lutte pour le pouvoir

La marge d'action de Michel Rocard était étroite. Au sein de la nouvelle direction, sa majorité était à la fois composite (cinq « jospinistes », quatre « rocardiens », un membre de la gauche socialiste) et aléatoire, puisque dix sièges pouvaient à tout moment être occupés par les représentants des courants qui avaient refusé de s'associer à sa démarche : amis de Laurent Fabius, de Jean Poperen, des « quadras » et de Jean-Pierre Chevènement. Et, pour rassembler les socialistes, il ne disposait que de trois mois. C'était peu, alors que certains d'entre eux parlaient de « micro-putsch », que Louis Mermaz et Jacques Delors refusaient d'entériner le fait accompli et que le groupe parlementaire, à majorité fabiusienne, manifestait une nette volonté d'autonomie à l'égard de la rue de Solférino.