Et si, aujourd'hui, comme Diogène, on « cherche un homme » libre, lucide sur les autres hommes, il pourrait bien être Cioran, dont les Entretiens avec Sylvie Jeandeau (José Corti), ainsi que son tout premier livre, Sur les cimes du désespoir, ont été publiés récemment.

Françoise Devillers

Littérature mondiale

La récolte dé littérature étrangère a été bonne cette année. À la rentrée d'automne, on dénombrait 162 romans étrangers face à 220 romans français. Actualité oblige, les éditeurs misent sur l'Europe, et en particulier sur l'Europe de l'Est. Le XXe Salon du livre lui a fait une grande place en invitant une délégation d'auteurs et d'éditeurs à débattre sur « l'État et la littérature ».

Parmi eux, Andreï Bitov nous a donné le Professeur de symétrie (le Seuil), où il s'amuse à reconstruire l'œuvre égarée d'un écrivain fictif. Avec Victor Erofeev, la littérature érotique fait son entrée en URSS (la Belle de Moscou, Albin Michel). À un autre genre et à un autre ton appartient la Katastroïka (L'Âge d'homme), où Alexandre Zinoviev dit la disparité entre l'image du président Gorbatchev en Occident et la réalité. Enfin, le Seuil a publié les Mémoires d'Andreï Sakharov.

Les Roumains arrivent aussi, avec quelques parcours d'exilés, comme celui de Virgil Tanase (Ma Roumanie, Ramsay), mais aussi le beau roman de Camil Petrescu Madame T, qui évoque la condition d'un poète maudit dans la Roumanie des années 20 (Éd. Jacqueline Chambon). D'Albanie, on attend avec impatience chaque œuvre d'Ismail Kadaré. Son Palais des rêves (Fayard) est une allégorie de l'État policier.

Tendresses partagées

En Tchécoslovaquie, alors que la littérature avait déjà promu Vaclav Havel à de hautes fonctions, on a pu lire les Lettres à Olga (L'Aube), que le futur président adressait à sa femme pendant ses séjours en prison. Mais l'écrivain le plus populaire du pays est Bohumil Hrabal, dont les Noces dans la maison (Robert Laffont) sont une autobiographie déguisée. Quant à Milan Kundera, qui est français depuis 1981, il a écrit en tchèque l'Immortalité (Gallimard).

L'Allemagne de l'Est nous a donné Scènes d'été (Alinéa), roman de Christa Wolf, et, d'elle encore, un récit, Ce qui reste (id.), qui lui a valu beaucoup de critiques. En RFA, on lui a reproché d'avoir attendu le « déboulonnage » du communisme en RDA pour publier ses confessions sur le régime, écrites dès 1979.

En RFA aussi les écrivains ont, semble-t-il, peine à assumer un rôle de médiateurs entre l'État et la population. Comme s'ils avaient raté le train de l'Histoire, « oubliant » de penser l'unité, de préparer la renaissance nationale. Ainsi, les nouvelles de Paul Nizon : Dans le ventre de la baleine (Actes Sud), n'ont d'autre ambition que celle d'être une œuvre de pure littérature, créée pour la beauté de l'image et la musique des mots. Parmi les textes de grands disparus traduits récemment, on peut citer, de Thomas Bernhard, Extinction, un effondrement, son dernier roman, paru en 1986 (Gallimard).

Plus près de nous, la Grande-Bretagne n'est pas en reste, loin de là. Les romancières rivalisent d'humour et de cruauté pour dépeindre les manies de la petite bourgeoise anglaise. Ainsi Barbara Pym (Des femmes remarquables), Muriel Spark (l'Ingénieur culturel, Fayard) et Mary Gordon (Refuge provisoire, Gallimard). Dans la jeune génération a surgi Kazuo Ishiguro, qui a reçu l'an dernier le Booker Prize, l'équivalent du Goncourt en Grande-Bretagne (les Vestiges du jour, Presses de la Renaissance). Mais le livre le plus drôle reste celui de Julian Barnes, une Histoire du monde en dix chapitres et demi, qui dynamite à plaisir les mythes de l'humanité (Stock).

L'Espagne donne l'image d'une littérature en mal d'inspiration, qui est peut-être le reflet des doutes des écrivains sur eux-mêmes. Le tragique demeure une constante : c'est la Pluie jaune (Verdier), le beau et triste chant du délaissement humain, par Julio Llamazares ; le Fantôme du cinéma Roxy, de Juan Marse (Gallimard), situé dans une Barcelone désenchantée, et Ménage à quatre, de Manuel V. Montalban (le Seuil), un portrait de la bourgeoisie des villes, postmoderne, nantie et vide. Gonzalo Torrente Ballester prend pour thème la quête d'identité : le Seigneur arrive est une saga familiale toute de rires et d'émotions (Actes Sud). Le Portugal ne pouvait nous décevoir en nous livrant deux textes de José Saramago : le Radeau de pierre (le Seuil), une parabole anti-européenne, et Quasi-Objets (Salvy), un recueil de nouvelles au climat kafkaïen.