Mais son sens a varié de façon considérable au fil du temps. Pendant longtemps, le civil a qualifié ce qui est du ressort de l'État, de la nation. Aujourd'hui, il évoque au contraire ce qui échappe au contrôle de l'État et qui est de la responsabilité des citoyens. Il est significatif aussi de constater que le civil ne s'oppose plus au militaire ou au religieux. Les deux pôles du système dans lequel nous vivons sont clairement le social et le politique, avec une prédominance récente et marquée pour le social.

Nous voici donc ramenés en quelque sorte au débat sur les mérites comparés de « l'état de nature », qui, d'après Rousseau, est la société civile parfaite, et de la « civilisation », dans laquelle l'État exerce un rôle nécessaire et favorable (idée dont l'Anglais Hobbes fut le champion). Marx, sur ce point, n'est pas très éloigné de Rousseau. La vocation de la société civile est, selon lui, de se séparer de l'État capitaliste qui l'exploite et l'avilit, afin de réaliser la nécessaire révolution prolétarienne. Gramsci fait aussi la distinction entre la société politique dominatrice et la société civile dominée. Pour Hegel, la société civile est seulement, avec la famille et l'État, l'une des trois sphères d'un système de nature libérale.

En France, on assiste sur ce point depuis vingt ans à une sorte de chassé-croisé idéologique entre la gauche et la droite. Après mai 1968, la « deuxième gauche » s'était développée sur l'idée d'une réduction du rôle de l'État, mis en cause par les mouvements étudiants et ouvriers. En arrivant au pouvoir en 1981, la gauche traditionnelle n'avait pas convaincu, surtout pendant les deux premières années. Aussi, ce sont les idées de la deuxième gauche que l'on retrouvait en filigrane dans les discours du candidat Mitterrand de 1988. Leur triomphe devenait complet avec la nomination de Michel Rocard au poste de Premier ministre.

Mais cette idéologie du « moins d'État » est également chère aux maîtres à penser du libéralisme (Hayek en tête). Elle était reprise par la droite dès 1984, encouragée par l'apparente réussite économique (à défaut d'être sociale) du reaganisme et du thatchérisme et vulgarisée par les ouvrages de Guy Sorman. Par ailleurs, la droite devait mettre un peu de social dans son libéralisme pur et dur, ce qui rendait possibles l'amorce d'une ouverture et la renaissance du centre.

Une convergence que l'on peut qualifier d'historique s'est donc produite entre les conceptions de la gauche socialiste et celles de la droite libérale. La « civilisation » de la société se fait ainsi dans un sens que n'aurait pas désavoué Rousseau : l'État, c'est-à-dire le politique, doit assurer une présence discrète afin de corriger lorsque c'est nécessaire (mais sans le perturber) « l'état de nature » des citoyens.

Au fil des siècles, la notion de ce qui est civil s'est déplacée : l'État ne l'est plus ; les citoyens le sont davantage. Tout ceci peut paraître bel et bon pour la démocratie. Mais cette convergence est aussi liée à des causes moins nobles et s'accompagne d'autres conséquences moins favorables.

L'apparition des « nouveaux gourous »

Comme la nature, les hommes ont peur du vide. Les hommes politiques sans doute plus que les autres. Leur mission est de donner des réponses aux questions qui se posent à la nation, mais il se trouve que la période actuelle est, hélas, plus riche en questions qu'en réponses. Ils se sentent donc un peu désemparés devant l'ampleur des problèmes à résoudre (chômage, délinquance, démographie, pauvreté, sida, terrorisme, croissance, création de l'Europe, contrôle des technologies, etc.) et la difficulté de comprendre les mutations en cours. C'est la raison pour laquelle ils ont de plus en plus tendance à déléguer les problèmes complexes et « sensibles » en termes d'opinion à des personnalités ou des groupes non politiques. C'est là une des raisons essentielles de l'ouverture à la société civile tentée en 1988, dernière manifestation d'un mouvement amorcé depuis quelques années.