Dans ce contexte, il était donc plus « payant » pour un candidat à l'élection présidentielle de délivrer un discours sécuritaire, apaisant, réconfortant, que de tenter de convaincre les citoyens de retrousser leurs manches. François Mitterrand est celui qui a le mieux compris cette aspiration des Français à ne pas être pris « à rebrousse-poil ». Il réussit à apparaître comme le « bon tonton » préoccupé de justice sociale et désireux de tendre la main à toutes les bonnes volontés. Pas de violence dans les propos, pas de grand projet dérangeant, pas de référence à une idéologie marquée, donc réductrice.

En fait, il ne faut pas parler « politique » à des citoyens qui en ont une image dévaluée, dont près d'un tiers répugne à se situer sur l'un ou l'autre plateau de la balance et qui tendent donc à se rejoindre au centre. Face au « parler vrai » auquel s'essaient (sans grand succès) les politiciens de tous bords, c'est en quelque sorte le « parler flou » qui fut en 1988 la clé de l'élection.

On peut expliquer d'une manière semblable le score obtenu à l'élection présidentielle par Jean-Marie Le Pen (14,5 %). Lui non plus ne prêchait pas l'effort individuel pour résoudre les problèmes du moment. Ses solutions consistaient principalement à se défausser sur les boucs émissaires de la crise : les immigrés et l'État. C'est ainsi qu'il proposait un renvoi massif des immigrés et une diminution drastique des impôts (allant jusqu'à la suppression de l'impôt sur le revenu). Un programme qui ne pouvait que séduire tous ceux qui sont victimes de la crise (chômeurs, personnes disposant de faibles revenus), qui se sentent vulnérables aux difficultés à venir parce que moins protégés que les autres (commerçants, artisans) ou qui craignent de voir disparaître les biens acquis au terme d'années de travail.

Si l'on compare les stratégies mises en œuvre par les candidats Chirac et Mitterrand, on s'aperçoit que le schéma traditionnel et caricatural d'une droite « conservatrice » et d'une gauche « progressiste » a été comme inversé lors de la campagne présidentielle. En rassurant les électeurs et en évitant de se projeter dans l'avenir, la gauche s'est donné une image conservatrice, en phase avec les attentes et les valeurs du moment. En évoquant les efforts à faire dans l'optique des échéances internationales et en laissant entrevoir les nouveaux bouleversements qu'elles ne manqueront pas d'entraîner, la droite s'est au contraire montrée dangereusement progressiste.

Mais la leçon essentielle de cette consultation est que, malgré toute l'habileté déployée par certains candidats, ce sont les Français qui, en réalité, ont tiré les ficelles. Tout se passe en effet depuis quelques années comme si le corps électoral avait mis en œuvre une véritable stratégie destinée à favoriser, puis à rendre inévitable la cassure de blocs politiques qui s'affrontent et se neutralisent mutuellement depuis des décennies. Les trois mots clés de cette stratégie sont : alternance, cohabitation, ouverture ; ils en résument les trois étapes successives.

Ce travail de fond commençait en 1981 : après 23 ans, les Français renvoyaient la droite qui n'avait su empêcher la crise de s'abattre sur la France et provoquaient l'alternance. Ils arbitraient Front national contre Parti communiste, usant du premier pour montrer leur mécontentement et condamnant du même coup l'obsolescence du second. En 1986, ils inventaient la cohabitation, premier pas vers une redéfinition des rapports entre la gauche et la droite modérées. Ils poursuivaient en 1988, agitant le spectre de Le Pen comme pour mieux montrer la nécessité d'une union sacrée entre les partis responsables et respectables et rendant inéluctable l'ouverture.

Il apparaît donc, peu à peu, que la société civile est décidée à prendre le pouvoir. Mais d'autres obstacles, d'autres dangers guettent cette forme nouvelle de démocratie française.

Vers le « moins d'État »

La notion de société civile n'est pas récente, puisqu'elle se confond avec l'idée même de société. L'expression ne l'est pas non plus : on en trouve des traces dès le xvie siècle dans des traductions d'Aristote. L'expression est réinventée au xviie siècle en Angleterre par Adam Smith, puis reprise en Allemagne par Hegel et Marx, en Italie par Gramsci. En France, elle sera surtout utilisée par les théoriciens de la deuxième gauche (dont Michel Rocard fut l'un des principaux inspirateurs) pendant les années 70.