L'importation des idées renouvelle aussi la pensée française ; elle lui permet de questionner sa propre conscience nationale et de s'interroger sur son passé. Sur le nazisme, deux ouvrages traduits ont marqué l'année, celui de Raul Hilberg, la Destruction des juifs d'Europe (Fayard), et Hitler et la solution finale, de Gérald Fleming (Julliard).

En cette année électorale, d'autres méditations politico-économiques ont été publiées : dans Au propre et au figuré, une histoire de la propriété (Fayard), Jacques Attali définit le désir de possession comme une réponse de l'homme à la mort.

La dichotomie entre la connaissance scientifique et la pensée philosophique semble s'atténuer ; les savants réfléchissent sur leur discipline et les penseurs, sur la science. Pierre Thuillier, dans les Passions du savoir (Fayard), regrette l'hégémonie de la science sur l'ensemble de notre civilisation et réfléchit sur le bon et le mauvais usage de la vérité. Selon Alan Chalmers, la science fournit assez de raisons pour ne pas désespérer de la raison. (Qu'est-ce que la science ?, la Découverte.)

Certains intellectuels, enfin, philosophent aussi sur la frivolité : Gilles Lipovetsky (l'Empire de l'éphémère, Gallimard) et Paul Yonnet (Jeux, modes et masses, Gallimard) voient dans l'émergence des modes non une aliénation, mais une libération de l'individu. Cette logique de l'éphémère régirait aujourd'hui le tout social, y compris le mouvement des idées.

Françoise Devillers

Littérature mondiale

Les éditeurs français se sont largement nourris de littérature étrangère ; parmi celle qui vient des États-Unis, les mémoires d'Arthur Miller (Au fil du temps) ont piqué notre curiosité, de même que le premier roman du journaliste Tom Wolfe, le Bûcher des Vanités. Le dernier roman de Joyce Carol Oates (Maya) est plus autobiographique que les précédents. Nous avons aussi découvert deux jeunes romancières, dont les livres ont été des best-sellers en Amérique : Louise Erdrich (la Branche cassée) et Amy Hempel (Des raisons de vivre). On doit à Gallimard la traduction de deux inédits de William Faulkner : Elmer et le Père Abraham.

Les éditeurs aiment à exhumer les tout premiers textes des grands auteurs, chargés des prémices de l'œuvre à venir. Ce fut le cas pour le roman de jeunesse du Cubain Alejo Carpentier, Ekoué-Yampa-o. Deux voix d'exilés d'Amérique latine se sont fait entendre : celle de Reinaldo Arenas, avec le Portier, et de Carmen Castillo, avec Un jour d'octobre à Santiago : tandis que le Péruvien Mario Vargas Llosa racontait, à travers un roman policier bien monté (Qui a tué Palomino Molero ?), les tourments d'un peuple réduit au silence. Octavio Paz a atteint à l'universel avec le portrait d'une religieuse du xviie siècle, poète et rebelle : Sor Juana Inés de la Cruz.

La littérature espagnole donne l'image d'un pays qui cherche à échapper au souvenir du franquisme ; ainsi, le Pianiste de Manuel Vasquez Montalban. Eduardo Mendoza a fasciné le public français avec la Ville des prodiges, épopée flamboyante située à Barcelone. L'intérêt pour les lettres portugaises s'est manifesté par la publication des œuvres de Fernando Pessoa, l'un des poètes les plus hallucinants du siècle. Les deux compères italiens Fruttero et Lucentini n'ont pas déçu leurs fidèles, avec l'Amant sans domicile fixe, dont Venise est le principal personnage, et leur essai la Prédominance du crétin. C'est à Venise aussi, en 1972, que Dino Buzzati, averti de sa mort prochaine, travestit en fables ses ultimes méditations et donna Le régiment part à l'aube, traduit cette année. Les Français ont fréquenté la Sicile baroque du xviiie siècle en lisant Lunaria et le Retable de Vincenzo Consolo, et ont découvert un autre grand auteur, traduit pour la première fois : Anna Maria Ortese (l'Iguane).

La Grande-Bretagne a retrouvé son génie de l'excentricité, à travers quelques vieilles dames très indignes à l'humour corrosif ; leurs personnages défilent dans : Une lubie de Monsieur Fortune (Sylvia Townsend Warner), l'Appropriation (Muriel Spark), les Excentriques anglais (Edith Sitwell) ; enfin, celui qu'on dit le plus doué des jeunes romanciers britanniques, William Boyd, nous a livré les Nouvelles Confessions, inspirées par celles de Jean-Jacques Rousseau. Quant à Theodor Zeldin, cet universitaire anglais qui se passionne d'habitude pour l'histoire des Français, il a confié à une fiction allégorique ses réflexions sur le Bonheur.