Le mérite de 1988 (et singulièrement celui d'un Jack Lang plus dense, moins extraverti que dans ses premières années ministérielles) est d'avoir multiplié les informations. Beaucoup de Français ne savaient pas dans quel pays ils vivaient ; ils en connaissaient les collines, les forêts, ses usines et ses centrales nucléaires, mais ils ignoraient (pour ne parler que de quelques hauts lieux devenus les vedettes des opérations « portes ouvertes ») la loge maçonnique de Lille, le jardin de roses du château du Marais, la crypte de la cathédrale de Bourges, l'abbaye de Belle-Perche et même les ors de l'hôtel Matignon. Mis en appétit de splendeur, les voici, du coup, très ouverts, très accueillants à d'autres propositions esthétiques, plus modernes, voire futuristes, et demain sans doute ce seront les mêmes qui assureront le triomphe de la grande exposition d'archéologie, prévue au Grand Palais pour l'automne 1989, et visiteront, après celui du Grand Louvre, le gigantesque chantier de l'Opéra de la Bastille. Ils ont en effet compris que le patrimoine, « leur » patrimoine, c'est-à-dire le leur propre, celui de leurs ancêtres et celui de leurs petits-enfants, n'a ni début ni fin, et que telle est, outre son immensité, sa simple grandeur.

Et, s'il n'a point de limites dans le temps, le patrimoine n'en a pas davantage dans les formes qu'il revêt. Il fut longtemps synonyme de ses supports les plus chargés d'histoire : la pierre, la peinture, l'imprimerie traditionnelle qui fabriquait poèmes, romans et partitions musicales. Mais la technologie a bouleversé ce paysage culturel, en l'enrichissant. Notre mémoire doit et peut compter avec le film, la vidéo, l'archive sur ordinateur, le son magnétisé, bref, l'audiovisuel.

Aussi, quand des distributeurs voulurent barioler quelques chefs-d'œuvre du cinéma noir et blanc pour en faire, en couleurs et à la télévision, des supports acceptables par les annonceurs publicitaires, la réaction fut violente : on touchait là au bien commun, il convenait de faire échec aux vandales.

Ce fut un moment héroïque, une de ces embellies qui feraient croire à l'harmonie universelle. L'instant d'après, quand les marchands eurent quitté (pour combien de temps ?) le temple, il fallut revenir aux réalités : les cinéphiles vont bien, le cinéma va mal. Très mal.

Pour le cinéma, le fond du fond et le double fond

En 1987, cinéastes, producteurs, distributeurs et exploitants croyaient pourtant avoir touché le fond du fond. Il y avait encore un double fond : on s'en aperçut en 1988, avec un recul de fréquentation de 20 % par rapport à la lugubre année précédente. On nomma un médiateur, le conseiller d'État Jacques Vistel, qui rédigea un rapport d'activité alarmant, et puis...

Et puis, il y eut grève du secteur public à la radiotélévision, notamment sur A2 et FR3. Cette turbulence fut, qu'on le déplore ou non, mieux vécue par le téléspectateur que ne pouvaient l'espérer les grévistes. Certes, chacun s'intéressa au conflit, d'autant plus qu'il était pimenté par la révélation du salaire des stars. Mais le respect du programme minimum impliquait la diffusion d'au moins un film chaque soir. Résultat : les arrêts de travail à la télévision ne rendirent pas un seul spectateur aux salles obscures. De surcroît, les retombées médiatiques de la crise télévisuelle firent oublier celle, peut-être mortelle, que subit le cinéma.

Plus personne ne joue les autruches : le petit écran est évidemment l'ennemi du grand – sous sa forme actuelle. L'insolent cadet, avec ses six chaînes à programmes aussitôt renouvelés, a grièvement blessé, a sans doute tué son glorieux aîné – sous sa forme actuelle, encore une fois.

Car nul ne conteste la suprématie du cinéma en soi, notamment pour les films à grand spectacle et grands espaces dont Jean-Luc Godard disait que leur passage à la télévision était à la vision de l'original ce qu'une carte postale est à une toile de maître. Simplement, l'infrastructure doit être repensée, recréée. Faute de quoi on assistera à l'agonie d'une espèce de monstre des Galápagos autour duquel s'agiteront les petits prédateurs qui l'auront blessé à mort après s'en être nourris.