Il n'en est plus de même aujourd'hui. Au contraire, le Premier ministre gouverne puissamment, incarne le pouvoir exécutif et retrouve le rôle que lui avait défini la Constitution. Les rapports se sont normalisés. Ils sont fondés sur le principe de « toute la Constitution de 1958, rien que la Constitution de 1958 », François Mitterrand et Jacques Chirac estimant que ce principe-là est le mieux à même de sauvegarder leurs intérêts. Le premier y trouve avantage puisqu'il lui permet de ne pas cautionner une politique qu'il désapprouve ; le second l'approuve d'autant plus qu'il l'autorise à appliquer son programme, à gouverner et à renforcer ses positions.

Ce rééquilibrage des pouvoirs s'est traduit également par un renforcement de la puissance des « juges ». La cohabitation a eu, en effet, pour conséquence d'accentuer la présence de la technostructure que sont le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel. Ces instances sont désormais des acteurs à part entière dont les décisions ont une importance d'autant plus grande qu'elles symbolisent la victoire ou la défaite momentanée des uns et des autres. En ce sens, 1986 est aussi la concrétisation quotidienne de ce pouvoir-là.

Cette voie nouvelle de la Ve République n'en devient pas pour autant, à proprement dire, parlementaire. Si le pouvoir a changé de rive, au point que Matignon apparaît comme une présidence bis, il est resté à l'exécutif. Le pari de Jacques Chirac – plus une majorité est courte, plus elle est solide – n'est toutefois pas totalement gagné. Sans doute, aucune voix ne lui manque lors des votes importants, aucune dissonance n'apparaît réellement sur les projets essentiels, mais de temps à autre, la majorité grogne ouvertement. Il en est ainsi dès le mois d'avril, par la « faute » d'un raid américain sur la Libye et d'un bombardement de Tripoli et de Benghazi. La France – et donc le Premier ministre – a refusé que son territoire soit survolé. La décision de Paris, si elle fait du bruit à Washington, crée le vacarme dans la majorité, surtout à l'UDF, qui n'apprécie pas que l'allié traditionnel soit ainsi rejeté. Giscard d'Estaing ne mâche d'ailleurs pas ses mots et il sermonne son ancien Premier ministre : « Dans les périodes de crise déclenchées par des actes de terrorisme international, dit-il, l'Occident doit donner avant tout la preuve de sa solidarité ».

Ce ne sera pas, durant ces années étonnantes, le seul couac qu'on entendra du côté de la majorité. Une autre affaire, en octobre, va également provoquer quelques déchirements. En principe, tout aurait dû être simple et la succession de Jean Lecanuet à la présidence de la commission des Affaires étrangères à l'Assemblée nationale une formalité. Mais les règlements de compte internes aboutissent à une colossale surprise : voilà que se trouve élu, à la place du centriste Bernard Stasi, le socialiste Roland Dumas. Personne ne s'y trompe : cette déviation-là est un coup de semonce et signifie, pour le moins, que la majorité est moins soudée qu'on pourrait le croire.

La galerie des prétendants

Car si deux hommes, les deux premiers au sommet de l'État, dominent la cohabitation, ce ne sont pas les seuls acteurs. Moins exposés, en apparence plus tranquilles mais tout aussi affûtés, les autres – tous ceux qui espèrent jouer un rôle dans la prochaine élection présidentielle – observent, tapis dans l'ombre, le théâtre de lumière.

Raymond Barre est de ceux-là. Lui, la cohabitation, il l'a toujours désapprouvée, estimant que la Ve République y perd son âme et que ce régime-là est plus néfaste que bénéfique au pays. Le résultat des élections et le sentiment des Français lui ont donné tort et il sait qu'il ne peut, pour le moment, proférer ouvertement les critiques qu'il confie en privé. Rien, donc, ne transpire de ses pensées et l'ancien Premier ministre, devenu simple député du Rhône, choisit en grande partie le silence. Cela n'empêche pas ses réseaux de se développer, ses partisans – au Palais-Bourbon ou ailleurs – d'exprimer bien souvent sa pensée et sa cote de popularité d'être au plus haut. Raymond Barre, dans ces mois de cohabitation, engrange, attendant son heure, que ses partisans estiment devoir inéluctablement sonner. Nul ne s'y trompe, il faudra compter, le moment venu, avec cet homme qui – il ne s'en cache pas – sera présent à l'élection présidentielle.