Si le terrorisme espérait élargir la fracture qui, bien logiquement, existe au sommet de l'État, cet objectif au moins échoue. Au contraire, il soude la classe politique, il renforce la cohabitation, il unit le couple plus profondément sans doute qu'aucun autre élément. Et si l'union sacrée n'est pas officiellement proclamée, la situation en a pourtant le parfum. « Chacun voit bien, assure Jacques Chirac, qu'actuellement il y a recrudescence de cette lèpre qu'est le terrorisme et que nous devons, sans merci, engager contre lui une véritable guerre » ; « Nous devons, jure François Mitterrand, tous témoigner de la résolution du pays de combattre sans merci le terrorisme qui menace tant de vies et nos libertés. » Contre le terrorisme, le langage, au sommet de l'État, est le même, les responsabilités sont nettement délimitées et personne ne songe à briser le consensus qui s'est établi.

D'ailleurs voudrait-on se défaire de la tunique de l'unité que sans doute on ne le pourrait pas : les Français simplement ne l'accepteraient pas. D'autant qu'ils sont de farouches partisans de la cohabitation. Alors que la classe politique boude volontiers ce nouveau visage de la Ve République, eux, dès le début, l'approuvent, s'en satisfont et le font savoir. Pas un sondage qui ne marque cet attachement, pas une enquête qui ne prouve cette inclination. La formule « le gouvernement gouverne, le président préside » les satisfait. Au point qu'ils accordent un record de popularité au chef de l'État : 61 % d'opinions favorables au sondage IFOP-Journal du Dimanche de novembre, un score que n'avait pas atteint un président de la République depuis 1973. Sans doute – d'autres études le démontrent – ce ravissement n'est-il pas pour autant de la béatitude : les notions de droite et de gauche existent toujours et les passions ne sont point endormies. Mais on s'accommode aisément de la cohabitation, mieux, on la plébiscite.

Ce sentiment tranché des Français pèse évidemment sur les acteurs. Chacun a en mémoire l'analyse d'un homme qui, seul ministre d'État dans le gouvernement Chirac, responsable de l'Économie et des Finances, apparaît comme la révélation politique de 86 : Édouard Balladur. Lui assure que la cohabitation est le contraire du western : le premier qui tire est mort. Peu importe au fond qu'il ait tort ou raison : la classe politique dans son ensemble est assurée de la justesse du raisonnement.

D'où la guerre de position caractéristique de la cohabitation. Personne ne l'ignore, cette guerre-là vise à user l'adversaire, à saper sa confiance et le « faire-savoir » y est finalement plus important que le « faire » proprement dit. Les offensives doivent être calculées au plus juste et ne donnent pas lieu à ces larges batailles que d'autres moments exigent. Chacun joue le rôle pour lequel, au moins temporairement, il est fait et, comme parfois au théâtre, on y développe moins un personnage qu'on y occupe un emploi. Alors Jacques Chirac gouverne, gère, décide, contraint quotidiennement à trancher, vrai maître de l'exécutif soucieux d'appliquer son programme. François Mitterrand, lui, doit guetter la faute, affirmer son dessein sans pour autant apparaître transgresser les règles, manifester sa différence sans pour autant marquer sa singularité.

Bref, la cohabitation est une joute cruelle, d'esprit terriblement latin tant elle suppose de complexité dans la tactique et de simplicité dans la stratégie. Elle se manifeste davantage par l'éclair, un moment entrevu, des poignards que par le tir systématique des batteries. Qu'elle s'appelle paix armée ou guerre froide, elle traduit en fait une même réalité axée sur des défis soigneusement dosés et sur des tensions précautionneusement décrispées.

Elle constitue surtout une réalité nouvelle dans la Ve République et une nouvelle phase pour celle-ci. La situation est même si originale que, dans leur majorité, les spécialistes de la chose politique, politiciens, politologues, journalistes, ne parviennent pas à croire, au fond d'eux-mêmes, qu'une telle coexistence puisse durer et pronostiquent régulièrement la mise à mort de cet état de grâce si particulier. D'où, tout au long de l'année, sous de prestigieuses signatures, l'annonce que la cohabitation n'est pas ce qu'elle prétend être et qu'il s'agit davantage d'un trompe-l'œil que d'une véritable harmonie. Et les deux premiers livres qui lui sont consacrés au cours de l'année ne cachent guère, dès leur titre, leur scepticisme : le Mariage blanc, assurent Jean-Marie Colombani et Jean-Yves Lhomeau, (Grasset, 1986), la Comédie de la cohabitation, estime Thierry Pfister (Albin Michel, 1986).

Un rééquilibrage des pouvoirs

Pourtant, ce système-là traduit, à trois niveaux au moins, un changement dans la pratique de la Ve République. D'abord il illustre un rééquilibrage des pouvoirs entre le président de la République et le Premier ministre. Traditionnellement, le premier est prédominant et, au fil des années, le rôle du second a été peu à peu gommé : essentiel sous le général de Gaulle qui se contentait d'incarner les grandes orientations et de cultiver son jardin secret, le « domaine réservé », le chef du gouvernement n'est plus ensuite qu'important, avant d'exécuter simplement les décisions de l'Élysée. Au fur et à mesure que la Ve République avance, son autonomie diminue et « le château », le surnom de l'Élysée, tend à intervenir dans les moindres décisions du gouvernement.