Cohabitation : deux sur la balançoire

Il est des années différentes. 1986 est de celles-là. Car, pour la première fois, sous la Ve République, une pratique nouvelle apparaît : elle s'appelle cohabitation. Et, de Mitterrand à Chirac, de Barre à Rocard, toute la classe politique vit autrement.

« Car ce n'est pas régner qu'être deux à régner,
Celui qui s'y résout est mauvais politique. »
Sans doute Corneille n'imagine-t-il guère, lorsqu'il écrit la Mort de Pompée, que ses deux vers résumeront, quelque trois cents ans plus tard, l'année politique de l'an 1986. La maxime pourtant n'est pas universelle : parfois la volonté se brise sur les circonstances et, quel que soit le vœu de l'un et de l'autre, la couronne ne peut se porter qu'à deux. Et, en cette fin du xxe siècle, les murs ont beau afficher des slogans plus publicitaires que politiques – « Au secours, la droite revient » pour les uns, « Vivement demain » pour les autres –, les plus avertis remarquent qu'au fond ces affiches disent la même chose et rejoignent l'opinion de la classe politique. Elle, si elle donne raison en secret à Corneille, n'ignore pas qu'elle va être contrainte d'accepter bientôt une situation toute nouvelle.
D'ailleurs, elle s'y est préparée ; elle sait depuis plusieurs mois, bien avant les élections législatives, que l'hypothèse si souvent imaginée va devenir réalité : un président de la République d'un bord et une majorité de l'autre. Elle en est si consciente qu'elle a, sinon inventé, du moins popularisé un mot pour traduire ce cas étrange : la cohabitation. Rarement, en aussi peu de temps, une expression aura connu un aussi grand succès, au point de susciter la nausée tant elle est répétée dans les discours, les journaux, les radios, les télévisions. Sa petite sœur – la « coexistence » –, utilisée par ceux qui entendent marquer, jusque dans le langage, la différence entre les deux camps, ne parviendra jamais, elle, à s'imposer.

Un manteau d'Arlequin

Les élections de mars sont pourtant une surprise : ce pays, vieux bloc républicain et qui use de son bulletin de vote avec la finesse d'un politologue, a plus d'un tour dans son sac. Il transforme sans doute l'opposition en majorité, mais il ne lui accorde la victoire que par quelques sièges – trois de plus exactement que la majorité absolue. En envoyant au Palais-Bourbon trente-cinq communistes, deux cent seize socialistes, cent quarante-huit RPR, cent vingt-neuf UDF, quatorze « divers droite » et trente-cinq Front national, il complique sérieusement la tâche des gouvernants. Sans doute a-t-il été largement aidé par le mode de scrutin voulu par le chef de l'État : la proportionnelle qui a remplacé, le temps d'un vote, le mode majoritaire, compagnon traditionnel de la Ve République, limite la victoire de la droite, l'affaiblit en favorisant l'apparition de l'extrême droite et consacre le parti socialiste comme premier parti de l'opposition au détriment des communistes.

Soudain, la France n'est plus, comme à l'ordinaire, divisée en deux camps irréductibles mais se vêt d'un manteau d'Arlequin dont elle avait perdu l'habitude. Et dans le match de la cohabitation, qui commence dès que tombent les derniers résultats, François Mitterrand marque un premier point. « Vous avez élu, dimanche, déclare-t-il le lendemain, une majorité nouvelle de députés à l'Assemblée nationale. » Comme pour enfoncer le clou, il ajoute : « Cette majorité est faible numériquement mais elle existe. »

Il n'en faut pas plus pour que certains annoncent déjà le retour aux Républiques passées et redoutent, leur crainte mêlée d'un délicieux frisson de plaisir, des poisons anciens. Quelques images du début du mariage forcé qui lie désormais le président de la République, François Mitterrand, et le nouveau Premier ministre, Jacques Chirac, semblent leur donner raison. Il est finalement rare, sous la Ve République, que le choix du Premier ministre soit l'occasion de discussions, privées mais vite publiques, dans les partis ; que le chef de l'État oppose un veto, lui aussi connu par tous, à deux personnalités choisies par le chef du gouvernement et que celui-ci consulte, dans son hôtel de ville, au vu et au su de tout un chacun. Paris avait oublié le défilé des voitures noires ou grises des « pressentis » : il le retrouve, étonné.

Le guetteur et le bretteur

Les plaies pansées (Jacques Chaban Delmas, par exemple, que beaucoup voyaient à Matignon, renoue avec la présidence de l'Assemblée nationale, Valéry Giscard d'Estaing n'ayant su se décider à temps), les hiérarchies établies, le gouvernement constitué, ces scènes-là appartiennent vite au passé. Car la pièce principale se joue entre deux hommes et deux hommes seulement : François Mitterrand le guetteur et Jacques Chirac le bretteur. Lorsque les deux hommes se retrouvent face à face dans le salon Murat, au palais de l'Élysée, pour leur premier Conseil des ministres, un conseil à l'atmosphère froide, pesante, protocolaire, personne ne s'y trompe : la cohabitation sera armée. Et comme pour illustrer – si on ose dire – le glacis, un symbole, ce jour-là, disparaît : la traditionnelle photographie du gouvernement entourant le chef de l'État sur le perron de l'Élysée ne sera pas prise.