Et puis se pose le problème de la possible survie d'une industrie française de production d'images et de sons. On connaît l'enjeu. Les États-Unis dominent largement le marché mondial de l'audiovisuel, parce que leurs productions sont appréciées par les publics du monde entier et parce que, le marché américain étant immense et riche, leurs productions sont déjà amorties lorsqu'elles sont proposées à l'exportation : les télévisions de la planète peuvent donc acquérir, à des prix très inférieurs aux coûts de productions nationaux, des émissions américaines – films, feuilletons, séries – qui agrémenteront d'autant plus facilement leurs grilles de programmes que ces émissions rencontreront, de surcroît, un écho favorable du public. Les télévisions étant partout de moins en moins riches – retombées de la crise, difficultés nées de la concurrence entre chaînes, saturation du marché –, ce recours à une production américaine standardisée tend à se généraliser. Du coup, l'argent – et la place dans les grilles de programmes – manque pour réaliser des émissions nationales. M. Silvio Berlusconi passe ainsi, avec ses confrères des télévisions privées de ce pays, pour être l'un des responsables de la crise, certains diront de la mort certaine, du cinéma italien. Devant l'afflux d'images disponibles sur les petits écrans, les Italiens ont déserté les salles obscures : le cinéma italien a perdu la moitié de son public en l'espace de cinq petites années. L'industrie italienne du cinéma n'a donc plus un marché potentiel suffisant pour écouler ses produits : elle s'effondre.

Les mêmes causes ne produiront-elles pas les mêmes effets ? La France ne prend-elle pas désormais le même risque que l'Italie, alors pourtant qu'elle était fière d'avoir su préserver, grâce à une aide financière importante et à une politique volontariste de l'État, un cinéma qui était pratiquement le seul exportateur sur le marché mondial après les États-Unis ? La question est importante. À vrai dire, elle ne se poserait guère dans des termes différents si, plutôt que l'alliance Seydoux/Berlusconi, les autorités françaises avaient choisi RTL ou un quelconque autre montage financier : les clés de la réussite d'une télévision commerciale ne dépendent guère de la personne des actionnaires. Elles tiennent plutôt à la nature des programmes, et, de ce point de vue, la réussite de RTL en Belgique ou en Lorraine est bien fondée sur les mêmes recettes – films et importations américaines – que celles des chaînes privées italiennes. Ces dernières années, les spécialistes français répondaient : il ne faudra pas accepter l'anarchie italienne, il faudra que des cahiers des charges établis par l'État imposent aux télévisions privées des règles essentielles – comme l'obligation de présenter des productions originales et pas seulement des émissions achetées sur le marché, d'une part ; l'obligation de respecter un quota minimum de productions françaises, ou européennes, dans l'ensemble des programmes, d'autre part. Cela seul était censé permettre de « tenir » face au géant américain et de garantir que les États-Unis ne soient plus le producteur mondial de films et d'émissions de télévision.

Évidemment, si l'on examine le contrat de concession et le très bref cahier des charges établi par le gouvernement pour le groupe Seydoux/Berlusconi, c'est là que le bât blesse. Pour aider cette chaîne à démarrer et à trouver son public, l'État n'a pas voulu être sévère dans les obligations qui lui sont imposées.

Ce n'est que dans la cinquième année d'existence de la nouvelle chaîne que ces obligations deviendront identiques à celles qui pèsent sur le secteur public de la télévision. Mais, d'ici là, le mal n'aura-t-il pas été fait, et le paysage audiovisuel n'aura-t-il pas été définitivement transformé – certains diront saccagé ?

L'audiovisuel : une industrie

L'avenir seul, bien sûr, permettra de répondre à cette question. Beaucoup dépendra, notamment, de la sagesse des animateurs de la 5e chaîne » – et de celle de leurs concurrents – et bien sûr des choix qui seront faits par le public français. Il reste que l'on peut s'interroger sur la cohérence de la position gouvernementale. Celle-ci insiste beaucoup sur la nécessité d'aider à la survie et au développement d'une industrie française de programmes audiovisuels. 1985 aura été l'année de la création d'une « direction des programmes audiovisuels » au ministère de la Culture, et surtout de la mise sur pied, à l'initiative du Premier ministre et du ministre de la Culture, d'un système d' « abri fiscal », permettant d'accorder – dans les conditions les plus favorables existant dans le monde occidental – une aide fiscale aux particuliers ou aux entreprises qui accepteraient d'investir dans la confection de programmes audiovisuels. Mais, en même temps, les solutions retenues pour la création de chaînes privées – sans grande exigence quant au contenu minimal des programmes de ces chaînes – peut tendre à restreindre pratiquement (certains diront : à annuler) l'effet des mesures précédentes. Le président de la République et le gouvernement sont-ils donc résignés à scier la branche d'une industrie nationale de programmes, que leurs patients efforts tendaient par ailleurs à conforter ?