Pierre Haski

Guinée

Un lourd héritage

Après plus de vingt-cinq ans de pouvoir absolu, Sékou Touré meurt, le 26 mars, à New York, lors d'une intervention chirurgicale. Une semaine plus tard, l'armée prend le pouvoir à Conakry, rétablissant aussitôt les libertés essentielles. 1984 marque donc un tournant capital dans l'histoire de la jeune république d'Afrique de l'Ouest, seul ancien territoire d'outremer qui, en 1958, avait voté non au référendum qui instituait la Communauté française. Avec la mort de Sékou Touré, une dictature essoufflée s'est effondrée, pour laisser place à des officiers qui se sont engagés à relever de ses ruines un État au riche potentiel économique.

Pour Sékou Touré, qui venait de fêter son soixante-deuxième anniversaire le 9 janvier, l'année s'annonçait difficile. Mauvais présage, un séisme imprévu et surprenant avait fait, fin décembre 1983, plus de 200 morts et rasé 16 villages dans l'ouest du pays. Sur le plan économique, le rapprochement opéré depuis une demi-douzaine d'années avec les puissances occidentales et les bailleurs de fonds arabes n'avait toujours pas porté de fruits. En outre, le chef de l'État guinéen, pourtant habile manœuvrier, était contraint de se battre pour tenter de sauver le sommet de l'Organisation de l'unité africaine, dont il devait être l'hôte à l'automne, ce qui lui aurait permis de réaliser le rêve d'accéder à la présidence de l'organisation panafricaine.

Les horreurs du camp Boiro

Sur le plan intérieur, la situation s'était durcie. Sékou Touré avait pris ombrage, ou prétexte, de la découverte de « préparatifs » d'un complot contre lui au Sénégal, en janvier, pour relancer la répression. Des listes de suspects avaient été dressées et les séances de tortures s'étaient multipliées, dès février, au camp Boiro, situé au cœur de Conakry, où sont morts des centaines, sinon des milliers, de Guinéens depuis l'accession de leur pays à l'indépendance. En outre, des incidents, parfois graves, s'étaient produits dans plusieurs villes de province, où des notables avaient refusé de verser les impôts en nature réclamés par les autorités.

Le régime ne survit pas plus d'une semaine à la disparition de son fondateur. Sans attendre des funérailles grandioses, auxquelles assistent un vice-président américain et un Premier ministre français, aux côtés de nombreux chefs d'État africains, l'entourage de l'ancien dictateur s'entre, déchire à propos de la succession. Les chefs d'une petite armée que Sékou Touré tenait à l'écart, préférant s'appuyer sur des milices et des polices secrètes à sa dévotion, prennent le pouvoir dès le 3 avril, sans effusion de sang, déchaînant la liesse populaire à Conakry. Le régime n'oppose aucune résistance ; une centaine de personnalités sont arrêtées ; le système s'effondre comme un château de cartes.

Désorganisation

Réhabiliter les « martyrs de la dictature sanglante », libérer les détenus politiques, réaliser la « réconciliation » entre Guinéens et redresser l'économie, tels sont, d'entrée de jeu, les objectifs du Comité militaire de redressement national au pouvoir. La présidence du CMRN est assurée par le colonel Lansana Conté, un officier âgé d'une cinquantaine d'années et dont on sait peu de choses, sinon que Sékou Touré s'en méfiait. Le chef du gouvernement est le colonel Diara Traoré, mieux connu puisqu'il était membre du Comité central de l'ancien parti unique, présidé par Sékou Touré.

L'héritage est d'autant plus lourd, pour les officiers guinéens qui ont souvent vieilli sans honneurs et sans promotions, qu'ils sont contraints de s'appuyer sur une administration démobilisée. Sur quelque huit millions de Guinéens, environ deux millions se sont exilés, le plus souvent dans des pays limitrophes, pour fuir la répression sanglante sous l'ancien régime. La désorganisation des communications a contraint la paysannerie (les trois quarts des Guinéens sont des ruraux) à vivre en semi-autarcie. Le ravitaillement des villes (Conakry est surpeuplée) est assuré, en partie, par des dons de céréales. À ce prix, Sékou Touré avait pu continuer de gouverner, négligeant totalement le développement du pays.

Aide occidentale

Dans l'immédiat, les militaires doivent éviter tout acte de vengeance, notamment de la part d'une population qui découvre les horreurs du camp Boiro et des autres prisons du pays. Les rescapés de ces camps de la mort racontent les tragédies qu'ils ont vécues, souvent pendant de longues années. Il faut également prévenir d'éventuels désordres ethniques. Les Malinkés, l'ethnie de Sékou Touré, ont été privilégiés par l'ancien dictateur, au détriment des Soussous, qui peuplent la côte, et, surtout, des Peuls du Fouta-Djalon, auxquels Sékou Touré avait ouvertement déclaré la guerre. Le nouveau régime doit enfin, pendant cette période d'apprentissage du pouvoir, obtenir quelques résultats concrets, en particulier pour améliorer le sort de populations dont le niveau de vie s'est dégradé pendant des années.