Il y a bien entendu une grande part de rêve là-dedans, mais le rêve a au moins des formes concrètes. Heureux paradoxe.

Le rêve européen

La mondialisation de la culture, on le sait, risque de se faire à sens unique : des États-Unis (ou plus généralement des pays anglo-saxons) vers le reste du monde et en particulier vers la France.

C'est une vraie question qui est posée là et notamment pour cette jeunesse abreuvée d'images et de messages, massivement fabriqués outre-Atlantique. Dans son livre sur la culture-jeune, Brice Couturier pose le problème dans les termes suivants : la vraie ligne de partage entre les différents courants de la jeunesse est peut-être de savoir si l'existence se ramène largement à un modèle de type américain, ou s'il s'agit plutôt de redécouvrir ses racines européennes, cette grande culture européenne, écrasée par le nazisme, les accords de Yalta et la culture Coca-Cola.

Les manifestations pacifistes qui traversent l'Europe — à l'exception notable de la France — témoignent d'une façon ambiguë mais réelle d'une prise de conscience de l'identité continentale. Par ailleurs, même si les sondages ne démontrent pas dans l'opinion un engagement croissant pour la cause européenne, il est intéressant d'observer une partie (souvent la plus souterraine, la plus marginale) de la production culturelle du moment. Qu'il s'agisse de cinéma, de musique, de bandes dessinées, de littérature ou de peinture, on retrouve une permanence d'inspiration : fascination pour l'expressionnisme allemand des années 20, crainte de la destruction atomique, horreur des totalitarismes, rejet de l'omniprésence culturelle américaine, espoir dans la renaissance d'une Europe, pétrie de culture historique et en même temps métissée de toutes les cultures étrangères, en particulier celles issues des anciennes colonies des empires déchus.

Jules Chancel

Famille

La libération des parents

Il est beaucoup question de la famille en 1983. Entre le colloque Recherches et familles, inauguré par François Mitterrand à l'UNESCO le 26 janvier, et les élections du 19 octobre aux caisses d'allocations familiales, les publications de tous bords et de tous statuts multiplient études, reportages, sondages sur cette institution toujours en ruine et toujours debout. Pourquoi cette sollicitude, cette focalisation ?

Après tout, les phénomènes qui les justifient sont repérés depuis déjà longtemps : baisse du nombre des mariages commencée en 1973, croissance de celui des divorces amorcée en 1970 et rapide depuis 1974, baisse de la fécondité de 1964 à 1976, croissance du nombre des familles dites monoparentales et en particulier des mères célibataires depuis une bonne dizaine d'années, croissance de la proportion de naissances hors mariage depuis 1966. Mais tout se passe comme si, ces temps-ci, le quantitatif faisait place au qualitatif : ce qui n'était qu'évolution lente devient basculement brusque, ce qui était toléré devient normal (la cohabitation de jeunes célibataires), ce qui était honoré devient suspect (les familles nombreuses)... Il y a de quoi être pour le moins désorienté, d'autant que la réponse des institutions (l'Église, la justice...), elles-mêmes ébranlées par ces bouleversements, est pour le moins obscure. La société se décomposerait-elle ?

Sûrement pas. Elle s'adapte. Et elle s'adapte au phénomène le plus heureux, le plus important, mais le moins aperçu de tous les phénomènes contemporains parce qu'ancien et devenu habituel : le recul de la mort. Qui s'étonne d'être vivant ? C'est pourtant ce que nous devrions tous faire en considérant les immenses progrès de la vie qu'ont entraînés depuis deux siècles les succès sanitaires et médicaux des Parmentier, Semmelweis, Pasteur, Koch, Fleming et autres bienfaiteurs de l'humanité. Depuis les années 50, aux nouveaux et considérables progrès médicaux, liés aux antibiotiques d'une part, à la pilule et aux moyens modernes de contraception d'autre part, se sont conjugués ceux d'ordre social : la généralisation de la Sécurité sociale a permis l'accès aux soins de catégories de population de plu en plus nombreuses.

Les femmes

Dans cette immense mutation de l'espèce, qui vivait en moyenne 30 ans au temps de Louis XV et qui en vit 75 aujourd'hui dans les pays développés, qui devait programmer huit ou dix enfants par femme pour simplement renouveler ses générations alors que 2, 1, quelquefois 3, suffisent aujourd'hui, comment la famille n'aurait-elle pas été atteinte dans ses fonctions essentielles : procréation, protection des jeunes enfants et des personnes âgées ? Au centre de cette mutation, les femmes. Dès lors que les contraintes de la reproduction se desserrent, les voici libérées d'une grande partie de leur rôle traditionnel organisé autour du mariage, de l'enfantement et de la prime éducation des enfants ; les voici susceptibles de se consacrer à d'autres tâches en investissant établissements d'enseignement de tous niveaux, entreprises et administrations... Les voici donc économiquement autonomes, au lieu de dépendre d'un père, d'un mari ou d'un fils... Comment la conception même du mariage n'en aurait-elle pas été transformée ?