Noureev a de grands projets pour le Ballet de l'Opéra de Paris ; il compte renforcer le répertoire classique avec des œuvres du xixe siècle comme Marco Spada (Scribe-Auber-Mazillier), ballet pourtant réputé, à sa création en 1857, pour avoir le mauvais œil. C'est Pierre Lacotte qui doit en assurer la reconstitution. Parallèlement, Noureev compte favoriser la production et la création d'œuvres contemporaines. Il introduit les chorégraphes anglo-saxons, qu'il a lui même beaucoup dansés depuis son passage à l'Ouest, comme Glen Tetley, Rudi Van Dantzig, Hans van Mannen, Kenneth Mac Millan, William Forsythe, et aussi les modernes américains, Paul Taylor Nikolaïs, Louis Falco, Karole Armitage et Merce Cunningham. Il compte intervenir également comme compositeur en présentant La tempête d'après Shakespeare et sa propre version de ballets célèbres comme Le lac des cygnes, La bayadère, Roméo et Juliette, Don Quichotte... Balanchine est également au programme, programme ambitieux sinon original et qui suppose des danseurs super-entraînés, capables de passer d'un style à l'autre. Pour ce faire, Noureev renforce l'enseignement de la danse en appelant périodiquement des professeurs extérieurs à la maison comme Violette Verdy ou Stanley Williams.

La mort d'un géant

Balanchine, le plus grand maître de ballet-chorégraphe du demi-siècle, l'homme qui a permis à la danse néoclassique de s'adapter au rythme moderne, celui surtout qui a favorisé la création et la prédominance d'un ballet américain. Là où n'existait aucune tradition, il a créé de toutes pièces une troupe de renommée internationale, le New York City Ballet, doublée d'une école où s'inculque l'inimitable style balanchinien. Pas d'étoiles, pas de démonstrations de virtuosité gratuite, mais, chez Balanchine, un art chorégraphique dans toute sa pureté, servi par de magnifiques danseuses au physique très typé (longues jambes, petite tête sur long cou), de merveilleux oiseaux glacés, dont il a formé plusieurs générations depuis Tanaquil Leclerc jusqu'à Suzan Farrell. De beaux danseurs aussi, comme le fameux Villela ou l'élégant Peter Martins (venu, lui, de Copenhague), mais qui jamais n'ont joué les stars. C'est ce qui explique que Barychnikov, fasciné par la personnalité de Balanchine, n'ait fait qu'une brève apparition dans la compagnie, où il ne s'estimait pas assez mis en valeur. Il a préféré finalement passer à l'American Ballet, dont il assure désormais la direction.

Rudolf Noureev
La dimension mythique

Peu importe quel ballet il danse, peu importe comment il le danse ; se contente-t-il de marquer les pas (à quarante-cinq ans un danseur doit s'économiser) se désintéresse-t-il, ce soir, de sa partenaire et lui-tourne-t-il le dos, il reste pour le public la superstar de la danse, un des derniers monstres sacrés de la scène depuis la disparition de la Callas.

Depuis le jour mémorable de 1961 où le jeune danseur étoile du Kirov de Leningrad a choisi de rester à l'Ouest, le public de Paris, Londres ou New York lui a voué le culte inconditionnel habituellement réservé aux acteurs de cinéma ou aux vedettes de la pop music. Ni un Vassiliev, avec tout son lyrisme, ni un Barychnikov, avec ses grâces de pur-sang, ne sont parvenus à susciter une telle idolâtrie. Une idolâtrie qui a sa contrepartie. On vient le voir comme à la corrida, et plus le temps passe, plus le défi que lance le danseur vieillissant devient pathétique et dangereux. Il pourrait se cantonner dans quelques ballets du répertoire où il est assuré de faire un triomphe. Mais non, il veut s'essayer à tous les styles, tous les genres. Béjart, Murray Louis, Paul Taylor, Glen Tetley..., il épingle les chorégraphes contemporains à sa boutonnière, se force à élargir son champ d'expression au risque de déplaire, au risque de se perdre.

« C'est un Tartare », dit Martha Graham, grande prêtresse de la modern dance américaine, fascinée par le personnage. « Il n'a pas renié le sang de ses origines ; il dépasse les écoles et les modes. » Et elle lui compose un ballet spécial, Lucifer, drame de la chute d'un ange orgueilleux. Pendant trente ans, le bel oiseau bleu venu du froid, a sillonné le monde ; il a dansé en invité dans toutes les grandes compagnies sans jamais se fixer. Un moment, l'étoile Margot Fonteyn l'a arrêté à Londres. Aujourd'hui, le voici pour trois ans au moins à l'Opéra de Paris, où il assure la direction de la danse. Noureev en cage ? On hésite à y croire : « Pourquoi pas, dit-il, pourvu que je puisse encore danser. Mais je ne suis pas venu ici pour jouer les fonctionnaires. Je viens réveiller la Belle au bois dormant ; c'est un combat qui commence. »

Transition

Dans un but d'émulation, Rudolf Noureev favorise au maximum la distribution des jeunes dans les premiers rôles, sans souci de la hiérarchie ; une politique qui semble payante. Son objectif à plus long terme est de sortir le Ballet de l'Opéra de ses habitudes casanières, de lui donner une cote internationale en multipliant les occasions de déplacements à l'étranger. Une grande tournée aux États-Unis est prévue pour 1984. Mais, déjà, Patrick Dupond a bénéficié d'un large congé qui lui a permis de consolider en Amérique une réputation qui marche fort.