On l'a constaté aussi bien à Paris, puisqu'il faut y revenir, quand la Comédie-Française a inscrit Maître Puntila et son valet Matti à son répertoire. Brecht chez Molière, rencontre inimaginable il y a seulement cinq ou six ans et qui permet de mesurer le chemin parcouru. Car les abonnés, même ceux des mardis habillés, acceptent fort bien à présent une littérature dramatique longtemps considérée comme subversive.

Triomphe

Et tandis que Guy Rétoré, descendu de Ménilmontant, imposait le grand Bertolt aux bourgeois, avec la complicité de Michel Aumont et de Jean-Pierre Roussillon, c'était Antoine Vitez, monté d'Ivry, qui faisait triompher Claudel à Marigny. Ce Partage de midi, épuré jusqu'à l'abstraction par un maître quasiment janséniste, restera dans le souvenir de tous ceux qui l'ont vu (et ils furent nombreux) comme un point d'orgue miraculeux, au cours de cette saison exceptionnellement brillante au Français. Il ne faut pas oublier, en effet, que Roussillon y a montré Marivaux La commère et Les jeux de l'amour et du hasard) ainsi qu'on l'avait rarement découvert dans ce temple de la tradition, c'est-à-dire secret, cinglant, féroce, d'une modernité surprenante, et que cette année heureuse s'est achevée par le triomphe de La nuit des rois, réglée en mécanique de précision par Terry Hands. Au reste, la tradition elle-même n'a pas démérité, puisqu'elle nous a valu de retrouver Le verre d'eau de Scribe, curiosité du XIXe siècle spirituellement exhumée par Raymond Rouleau, et un spectacle Labiche qui fut aussi, hélas, le dernier rôle et la dernière mise en scène de Jacques Charon, mort presque en scène après trente ans de succès au service de Molière et de sa Maison.

Déception

Il est à Paris d'autres institutions, plus récentes, mais aussi plus décevantes. Que dire du Théâtre de la Ville, affaire prospère, bien menée, mais qui ne prend guère de risques dans ses choix ? Comment justifier la reprise de Zoo ou de Biedermann et les incendiaires, pièces soigneusement faites mais sans génie ? On rappellera seulement, parce qu'elle fait écho à Vitez, une représentation un peu noirâtre de L'échange, schématique, désincarnée, qui aura au moins révélé une Marthe magnifique, la jeune Martine Chevallier. Elle appartient à une récente génération d'acteurs pleins de promesses, comme Bernadette Le Sache. Jean-Claude Durand, Richard Fontana, issus du Conservatoire nouvelle manière, dirigé par Jacques Rosner, mais que Pierre-Aimé Touchard avait déjà largement contribué à réformer, en y appelant Vitez (toujours lui, seigneur occulte du théâtre) et Pierre Débauche, à qui l'on doit d'avoir ressuscité pour quelques soirs Les prodiges de Jean Vauthier. Ce dernier aura été l'un des rares classiques d'aujourd'hui qui aient eu de la chance cette année.

Jean Anouilh n'a pas réussi sa rentrée avec L'arrestation, œuvre si anouilhesque, en vérité, qu'on avait l'impression de l'avoir déjà entendue jadis, et Arrabal n'a pas été beaucoup plus heureux que Ionesco : Sur le fil n'a guère convaincu, malgré une belle mise en scène de Lavelli, et L'homme aux valises a eu vite fait de remporter ses bagages de rêves au magasin des accessoires.

Si Obaldia s'en tire mieux (il est vrai que son excellente comédie, Monsieur Klebs et Rozalie, bénéficiait d'un interprète prestigieux en la personne de Michel Bouquet, inquiétant Einstein-espion mâtiné de professeur Tournesol), Armand Gatti n'a pas toujours emporté l'adhésion quand il a pu enfin présenter, après des années d'attente, sa Passion du général Franco, fresque plutôt confuse, jouée sans véritable nécessité dans de lointains entrepôts.

Apothéose

Une mention spéciale, cependant (et nous revenons du même coup aux institutions), pour Marguerite Duras, servie par la plus grande comédienne vivante, peut-être. Madeleine Renaud. La reprise de Des journées entières dans les arbres aura été pour cette dernière une éblouissante apothéose, prolongée par une tournée dans le monde entier, même si la pièce a quelque peu vieilli en dix ans. Mais c'est aussi au théâtre d'Orsay (ou plus exactement au Petit Orsay) que Claude Régy a mis en scène C'est beau, concerto à trois voix de Nathalie Sarraute, virtuose de cette musique tropique où elle est inégalable et qu'Emmanuelle Riva rendait émouvante comme s'il se fût agi d'un drame déchiré. À noter également, dans le même lieu, la découverte d'Hélène Cixous dramaturge. Son Portrait de Dora, à l'ombre de Freud, a surpris par sa force et sa netteté, qu'avait intelligemment soulignées Simone Benmussa.