Là, grâce à des subventions d'une relative générosité, fonctionnent des entreprises intéressantes, qui reflètent la personnalité de ceux qui les dirigent, à la satisfaction de spectateurs fidèles. C'est le cas, par exemple, de Roger Planchon, même quand il n'offre à son public que des oeuvres de son cru, comme ce très curieux Gilles de Rais, si peu conforme à l'idée qu'on peut se faire d'un théâtre populaire. En quoi ce drame historico-métaphysique était-il destiné aux foules respectueuses de Villeurbanne, la question reste posée, et il est également permis de se demander si un directeur du TNP doit se faire jouer lui-même, au détriment de classiques plus affirmés.

Il semble pourtant que l'habitude en soit prise. Marcel Maréchal, gagné par la contagion, y a sacrifié lui-même, en montant Une anémone pour Guignol, qui fut en quelque sorte son cadeau d'adieu aux Lyonnais. Nouvellement intronisé à Marseille, il est revenu à un répertoire plus sûr. Son Falstaff, d'après Shakespeare, lui aura donné l'occasion de montrer son talent, sous un aspect très favorable, tandis qu'un Bourgeois gentilhomme transformé en comédie musicale, ou presque, nous valait de découvrir un « Monsieur Jourdain-rock », cocasse dans le saugrenu, en dépit des excès de pitrerie soulignés par une mise en scène un tantinet forcée. Il est vrai qu'il faut peut-être viser gros quand on doit s'imposer, et Maréchal, pour cette raison, mérite les circonstances atténuantes.

Audace

Dans des conditions analogues (il vient de s'installer à Grenoble, après avoir longtemps dirigé le Théâtre de Nice), Gabriel Monnet aura été plus sage, grâce à un Œdipe-roi d'un classicisme dépoussiéré avec intelligence. Il a également reçu dans sa Maison de la Culture la jeune troupe du Théâtre Partisan, qui a présenté Lorenzaccio sous un éclairage audacieux, d'une conception très neuve, due à Georges Lavaudant, tandis que Maria Casarès apportait aux Revenants d'Ibsen sa haute présence toujours vibrante, dans ses frémissements célèbres.

Au passage (car la vie culturelle ne s'y arrête pas, le festival terminé), il faut citer Avignon, où deux jeunes artistes se sont taillé une réputation singulière : il s'agit de Gérard Gelas et d'André Benedetto, tous deux auteurs et metteurs en scène de leurs œuvres, pareillement engagées, quoique dans des styles très différents. Mais le véritable créateur, pour ne pas parler d'une école, car il s'agit d'un travail d'équipe au sens le plus strict, c'est à Strasbourg qu'on le trouve.

Jean-Pierre Vincent anime en effet le TNS, et s'efforce, avec ses camarades, de défendre un théâtre rigoureux, une sorte de réalisme intellectualisé, dont les intentions sont parfois si élaborées qu'elles peuvent déconcerter les esprits non préparés. C'est ainsi que les nombreux lecteurs de Zola auront eu quelque peine à reconnaître son Germinal dans le très beau (mais souvent très obscur) spectacle offert à leur méditation. Quant à ceux qui ne connaissaient pas cet illustre chapitre des Rougon-Macquart, il est à craindre qu'ils ne s'y soient un peu perdus, égarés par les adresses trop savantes d'une dramaturgie difficile à suivre.

Il semble, malheureusement, qu'il n'y ait guère de voie médiane, de nos jours, entre les simplifications proches de l'agit-prop et les méandres d'un talent qui jongle en virtuose avec les références et la culture... Une exception, toutefois, le Baal de Brecht, tel que l'a rendu André Engel, dans les Haras de Strasbourg. La sauvagerie animale du personnage (interprété superbement par Gérard Desarthe), le lyrisme féroce de cette pièce rimbaldienne, la cruauté troublante du poème, la violence du propos, tout cela prenait vie dans ce décor insolite, où l'on pouvait encore respirer le relent fauve des étalons. Sans doute une des plus belles et des plus étranges soirées de l'année, que seuls les Alsaciens auront le privilège d'apprécier.

Évolution

Mais on aura pu voir aussi à Caen une très intéressante représentation des Estivants de Gorki, mis en scène par Michel Dubois, ainsi qu'à Toulouse le Parcours sensible imaginé par Bruno Bayen, à partir de Babel et de Tchékov. La province à l'heure slave, sous un regard très contemporain. Là encore, on pouvait reprocher à ces spectacles de n'être pas tout à fait populaires, au sens habituel du terme. Il faut accepter cette évolution, car on n'en est plus à la décentralisation de jadis, encore tout inspirée de l'expérience Vilar. Désormais, et de plus en plus, c'est le public estudiantin qui forme l'essentiel de l'audience, exigeant un théâtre moins rudimentaire ou didactique. La belle époque du brechtisme orthodoxe touche à sa fin, et, quand on monte encore Mère Courage, comme à Genève, avec Magali Noël, c'est avec une naïveté renouvelée qui en fait ressortir les bonnes vieilles ficelles conventionnelles, longtemps dissimulées par le diktat esthétique du Berliner Ensemble.