À l'Odéon, en revanche, on a pu applaudir un jeune auteur mis en scène par Jacques Rosner : il se nomme Jean-Claude Grumberg. Son Dreyfus, magistralement joué par des vieux de la vieille comme Claude Dauphin et Maurice Chevit, mais aussi par de jeunes espoirs comme l'excellent Gérard Desarthe, sert à la fois les acteurs et l'intelligence, dans un heureux mélange de comique et de tendresse, pour évoquer la vie quotidienne, les espoirs et les illusions d'une petite communauté juive de Pologne, peu d'années avant les persécutions nazies. Populaire et personnel, voici un théâtre qui pourrait peut-être, pour une fois, réconcilier la critique et le grand public.

Puissance

Résolument intellectuelles, au contraire, les recherches du Cycle Racine, au Petit Odéon, s'adressent à une audience restreinte mais fervente, qui suit les représentations comme on écoute la messe. Une messe plus qu'étrange quand elle désosse Andromaque, transforme, sous Gillibert et avec la complicité de Maria Casarès, Bajazet en un rite mystérieux, ou donne de Phèdre, analysée par Michel Hermon, une vision érotique et presque sauvage d'une exceptionnelle puissance. Mais on joue aussi dans cette salle minuscule des œuvres contemporaines comme Abraham et Samuel, de Victor Haïm, farce juste et pittoresque où Michel Aumont, dans un rôle travesti d'un comique hénaurme, nous montrait que les acteurs du Français savent échapper aux classiques d'une façon très imprévue...

Rappelons enfin, pour mémoire puisque la pièce a été créée l'an dernier à Villeurbanne, que Chéreau est venu présenter à l'Odéon son Toller, en jouant lui-même le personnage principal. Les Parisiens l'ont peut-être moins facilement suivi que le public des maisons de la culture (de même qu'il a résisté davantage au côté rural et mystique du Cochon noir de Roger Planchon), mais le spectacle, lui, n'a rien perdu de ses vertus, de sa lenteur, ni de sa beauté de cauchemar.

Parmi ces institutions, le Théâtre de la Ville occupe une position à part, avec ses abonnés fidèles et des créations très différentes les unes des autres. Ainsi, cette saison, on y a vu un Brecht (La bonne âme de Se-tchouan) assez controversé, un Marivaux bizarrement transposé au XIXe siècle (Les fausses confidences, avec la radieuse présence de Geneviève Page, qui faisait oublier le reste) et une création moderne de Jean-Michel Ribes, d'après Homère, L'Odyssée pour une tasse de thé, spectacle inégal, hésitant entre la bande dessinée et l'humour à la Giraudoux, avec de bons moments et de superbes décors de Yannis Kokkos.

Subtilité

Le TEP, lui, est le type même du théâtre périphérique avec son équipe d'animation bien en place. Son public aura-t-il compris les intentions d'Hubert Gignoux, lui montrant une Place Royale (de Corneille) peuplée de loulous motorisés ? Les subtilités de la mise en scène de Bernard Sobel pour La tempête de Shakespeare, très brechtianisée, auront-elles vraiment passé la rampe ? Et même la bouffonnerie mêlée de Kafka du Propriétaire des clés, de Milan Kundéra, était-elle bien lisible pour tous ? Mais on ne va pas régler en une phrase le problème de la culture des masses. Constatons seulement qu'il existe un certain flottement, une hésitation, dont les directeurs sont conscients. C'est le début d'une sagesse à laquelle on n'oppose plus l'intransigeance partiale de jadis.

Reste enfin le cas de Jean-Louis Barrault, infatigable pionnier qui recommence pour la cinquième ou sixième fois son aventure, en bâtissant le Théâtre d'Orsay dans le hall de la gare du même nom. Il a présenté son grand succès de la saison, Harold et Maude, où Madeleine Renaud, avec le jeune Daniel Rivière, a remporté tout l'hiver un triomphe que méritait la subtilité tendre de son interprétation. Isabella Morra, la première pièce du romancier André Pieyre de Mandiargues, n'a pas rencontré la même faveur, malgré la présence de vedettes comme Pierre Clémenti et Anny Dupérey. On a trouvé cette œuvre statique et littéraire, avec des audaces d'un goût parfois contestable. Comment ne pas reconnaître qu'il y a du vrai dans cette opinion ? Mais le Grand Magic Circus de Jérôme Savary, après avoir tourné en France et en Angleterre, a terminé là son voyage dans l'aimable chahut d'une fête bon enfant. De Moïse à Mao n'a rien d'une chose impérissable. C'est plutôt un vaste charivari, rapide et satirique, dans le style canularesque de cette troupe. Mais n'est-ce pas justement une des voies que pourrait suivre un véritable théâtre populaire, générateur de rire et de joie, ce qui ne signifie jamais qu'il soit bête ni bas ? La question voudrait qu'on y réfléchisse.

Performance

En dehors de ces cadres plus ou moins fixes, la vie théâtrale suit son cours normal dans les salles parisiennes, où l'on s'efforce de créer des ouvrages valables. Ainsi faut-il saluer la performance de Silvia Monfort, qui a tiré une pièce des Conversations dans le Loir-et-Cher de Claudel, et remporté un succès, mérité, qui relève de la gageure. Même remarque pour Laurent Terzieff, réussissant à imposer une œuvre très symboliste de Milocz, très folle, très romantique, avec la seule fougue de sa passion pour un grand poète qu'il aime. Rubezahl, qui donc y aurait cru ? La foi, ainsi, provoque des miracles.