Deux gros volumes de correspondance générale ont fait revivre à travers toutes ses épreuves l'âme généreuse de Georges Bernanos. Quelques pages écrites ou dictées presque jusqu'à son dernier souffle, Maltavern, nous ont permis de retrouver le meilleur François Mauriac, nouant dans un dernier bouquet les principaux thèmes de son œuvre et les images de tout ce qu'il a passionnément aimé. Un admirable recueil de nouvelles dans le goût romantique, Les récits de la demi-brigade, nous a entraîné une fois de plus, toujours avec la même furia, dans le monde de Jean Giono.

Ce n'est point par passéisme ou pour accentuer une note de regret que s'achève cette chronique en évoquant ces grands morts, au contraire c'est pour marquer une continuité, un écoulement vivant de notre littérature qui ne s'arrête pas et que l'on jugerait mal si on s'en tenait seulement à cette petite tranche d'un an, à cette étape.

Les lettres étrangères

Depuis le début du siècle, une œuvre jouit du curieux privilège d'apparaître tous les vingt-cinq ans environ, d'incarner un moment les inquiétudes les plus aiguës de l'époque, puis de s'effacer comme pour préparer, par un lent travail de restructuration intérieure, une nouvelle manifestation. Héritier en 1899 du lyrisme romantique, maître de la réflexion de la jeunesse allemande au lendemain de la Première Guerre mondiale, consacré par le prix Nobel en 1946, Hermann Hesse est salué aujourd'hui comme le précurseur des hippies et le découvreur de la littérature psychédélique.

Par le nombre de ses rééditions : Demian, Siddhartha, Rosshalde, Le loup des steppes, Le voyage en Orient, Le jeu des perles de verre, il domine de loin, au cours de l'année écoulée, le panorama de la littérature étrangère en France. Étrange prophète, en vérité, que tout inscrit dans une tradition philosophique et esthétique sans mystère : les thèmes exaltés de son romantisme désuet, Hesse les doit à Novalis et à Hölderlin ; la quête de la vérité qu'il professe et qui pousse des vagabonds illuminés sur les routes de Katmandou, il la tire du roman de formation, plus proche de Goethe que de Kerouac ; le goût de l'auto-analyse et la conscience de sa culpabilité lui ont été inculqués par les deux familles piétistes dont il est issu. Il n'est pas jusqu'à l'attrait de l'Orient qu'il n'ait reçu en héritage : son grand-père, missionnaire en Asie, traduisait les hymnes indiens du malayalam, et son père est l'auteur d'un livre sur Lao-tseu. Quant au voyage vers des paradis exotiques ou artificiels, Hesse le conçoit beaucoup plus comme un pèlerinage intérieur, une exploration du dedans par la pratique du langage, que comme la fuite hors d'elle-même prise comme modèle de la génération de Woodstock.

Si le patronage de Hesse peut être cependant revendiqué par les écrivains d'aujourd'hui, c'est pour le sentiment profond qu'il a de sa mission : remplir le vide créé par la disparition des valeurs spirituelles et humaines, remplacer les mythes usés et les religions défaillantes, dénoncer l'optimisme matériel, « ce gras et prospère élevage du moyen, du médiocre et de l'ordinaire ».

Ce lourd fardeau est précisément celui que s'assigne une fois de plus Alexandre Soljenitsyne : « Tout ce que l'écrivain — disait-il en 1967 à Pavel Sicko, dans la seule interview qu'il ait jamais accordée — voit de malsain et d'inquiétant, il doit le signaler à la société. » Mais s'il rejette violemment la littérature sur commande et sur commandement, l'écriture mensongère, la cosmétique, Soljenitsyne ne refuse pas l'ordinaire, le quotidien, êtres, nature, objets, pour peindre les souffrances et l'espoir profond d'un peuple. Conçu à l'âge de dix-huit ans et écrit trente ans plus tard, Août 14, premier moment d'un cycle qui devrait s'étendre des premiers revers de la guerre à la fin des luttes civiles, proclame à travers quelques innovations formelles (chapitres résumés par un proverbe, découpages des scènes de bataille empruntés au cinéma, collages de documents d'époque) la foi traditionnelle et viscérale dans la terre et le peuple russes, en vertu de l'axiome que « la compréhension d'une situation donnée se situe toujours à un niveau hiérarchique plus bas que le pouvoir de décision ».