La littérature russe est par excellence la littérature de la souffrance et, ajoute Leonov dans Le voleur, de la pitié, « la plus contre-révolutionnaire » de toutes les vertus. Le héros de ce roman, publié en 1927, occulté par la censure pendant près de trente ans, puis repris par son auteur dans une version élargie, va trouver, bûcheron, la régénération au fond des forêts, après avoir été un exemplaire commissaire de l'armée rouge puis un gangster de haut vol. N'y a-t-il pas là, de la part d'un écrivain comblé d'honneurs après avoir subi les rigueurs du pouvoir, concession à l'optimisme politique et bureaucratique ?

La terre paraît souvent beaucoup plus « amère », comme le dit Leonardo Sciascia dans L'évêque, le vice-roi et les pois chiches, et les jeux de la littérature sans grande prise sur l'homme trop lettré comme sur la société livrée à la violence.

Le seul recours est dans la lucidité à l'égard de toutes les formes d'influence et d'oppression, lucidité qui chez Sciascia semble être le produit d'un heureux tempérament, puisque, malgré tous ses efforts depuis l'âge de dix ans, il n'a pas plus été fasciné par Dieu ou le diable que par le fascisme ou le communisme.

Équilibre impossible à maintenir, affirme Thomas Bernhard (Perturbation), pour qui la décomposition de la vie dans les villages perdus des Alpes autrichiennes n'est que l'image privilégiée du pourrissement universel. Au milieu d'une nature difficile et indifférente « mathématique, métaphysique, éternellement verte », le fils d'un médecin accompagne son père dans une tournée qui les mène à la rencontre d'une humanité inquiétante, de l'auberge misérable où la patronne a été assassinée par un ivrogne au château du prince de Saurau dont le maître s'abandonne à un incessant délire verbal. De la plaine aux sommets, ces monstres de la chair ou de l'esprit s'épuisent vainement à remplir l'espace infini du silence.

Ce processus d'anéantissement est aussi celui que repère Stratis Tsirkas (Cités à la dérive), dans l'évolution de Jérusalem, du Caire et d'Alexandrie, où s'est joué de 1940 à 1945, au milieu des complots et des marchandages, le destin de la Grèce, son pays ; ou encore Juan Goytisolo (Don Julian), qui appelle le feu du ciel sur une Espagne irrécupérable et qui, en compagnie de son narrateur anonyme exilé à Tanger, souhaite à son pays une trahison aussi décisive que celle du comte Ulyan qui, en 711, permit aux armées arabes d'envahir la péninsule.

S'il faut se guérir de la patrie, de la société, des utopies idéologiques, pourquoi alors leur faire écho, ne serait-ce que dans le sarcasme ? L'œuvre à faire n'est-elle pas le leurre le plus subtil, l'illusion la plus pernicieuse ? Et pour s'en débarrasser faut-il attendre, comme le héros de Malamud (Portraits de Fidelman), de se faire voler son manuscrit ? Après s'être interrogé tout au long des six nouvelles de son recueil (l'art n'est-il qu'une introduction à l'humanisme, comme le pense Pollock, ou, selon Nietzsche, le supplément métaphysique de la nature « dressé à côté d'elle pour en triompher » ?), Malamud reste prisonnier de ses contradictions et de son talent. L'écrivain, lui répondrait Truman Capote (L'invité d'un jour), est là pour saisir un moment incomparable, une manifestation extraordinaire, aberrante des êtres et des choses, les bizarreries d'une vieille fille comme la cruauté des tueurs de sang-froid : ainsi les quelque soixante pages de son dernier et court récit composent-elles une nouvelle allégorie du mal dans un monde ambigu où les tantes sexagénaires ont la pureté de l'enfance et leurs neveux de dix ans la perversité des adultes avertis.

Le livre redevient miroir, l'écriture reflet — et d'abord de soi-même —, autobiographie, confession, comme ce texte de Yukio Mishima, Confession d'un masque, paru pour la première fois au Japon en 1949, et dont la traduction en français reçoit aujourd'hui un éclairage doublement tragique après le suicide spectaculaire de son auteur et celui, plus discret et plus désespéré, du maître des lettres japonaises Kawabata Yasunari. Si ses obsessions confondent les processus de l'amour et de la mort et s'incarnent dans le Saint Sébastien de Guido Reni, dont le martyre ne fait qu'ajouter à la beauté gracile, c'est que Mishima y lisait sa propre et nécessaire disparition.