L'an I du « pompidolisme »

On datera sans doute de l'année politique 1971-72, et plus exactement du printemps 1972, le début de l'ère Pompidolienne, une ère dont il serait évidemment imprudent de préjuger la durée. Tout se passe comme si les trois années qui ont suivi la mort politique du général de Gaulle avec son brusque départ du pouvoir (avril 1969), les dix-huit mois qui ont suivi sa mort physique (novembre 1970), avaient constitué une longue transition, une phase d'attente et de reclassement, vers la fin de l'après-gaullisme. Puis, à l'approche du troisième anniversaire de son entrée à l'Élysée, Georges Pompidou soudain s'affirmait. Il prenait des initiatives, il consultait le pays dans un référendum inattendu, il semblait prêt à passer à l'action, ou tout au moins il mettait en mesure la majorité et le régime d'affronter les élections législatives, prévues normalement pour mars 1973.

À ces élections, chacun accordait par avance une importance et une attention exceptionnelles. Elles seraient en effet les premières, depuis quinze ans, sans de Gaulle. De plus, les députés sortants avaient été élus en juin 1968, au lendemain des événements de mai et du spectaculaire rétablissement de la situation par le général, dans des conditions et des circonstances extraordinaires. Enfin, l'énorme majorité — de 380 sièges environ sur 484 — ainsi constituée apparaissait fragile et, surtout à l'approche de l'échéance, divisée.

On comprend, dans ces conditions, que presque tous les événements politiques intérieurs de cette période s'expliquent peu ou prou par les préparatifs électoraux. On voit bien pourquoi tant de scandales ont fleuri ; pourquoi il y a eu tant de remue-ménage, de querelles et d'accommodements dans la majorité comme dans l'opposition ; pourquoi nombre de grands débats se sont aigris ; pourquoi une foule d'hypothèses — sur l'attitude du président de la République en cas de victoire de l'opposition, sur ses relations avec le Premier ministre, sur l'éventualité d'élections anticipées, etc. — ont été lancées et discutées tout au long de l'année.

Mais les changements amorcés dans le jeu intérieur ont eu d'autant plus d'écho que le décor, en politique extérieure, a été profondément bouleversé. En un an à peine, le paysage s'est transformé plus vite et plus profondément qu'au cours des douze ou quinze années précédentes : entrée de la Chine communiste à l'ONU, dévaluation du dollar, accords entre les deux Allemagnes, puis entre la République fédérale et l'URSS, voyages du président des États-Unis à Pékin et Moscou, entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun... Dans un monde en pleine évolution, la France, elle aussi, a changé.

Majorité : la morosité

La session parlementaire de printemps était à peine achevée, au début de juillet 1971, que, dans une démarche commune, six gaullistes importants — cinq présidents de commission de l'Assemblée nationale : Jean Charbonnel, Jean Foyer, Maurice Lemaire, Alain Peyrefitte, Alexandre Sanguinetti et le chef de file des intégristes, Hubert Germain, président de Présence et action du gaullisme — s'en prenaient avec vigueur, avec véhémence même, au gouvernement. En soi, leur critique acerbe de la « mauvaise conception des rapports entre l'exécutif et le législatif », la protestation contre la place accordée à « ces interlocuteurs privilégiés » que sont les dirigeants des organisations socioprofessionnelles, n'avaient rien qui puisse surprendre. Mais il s'agissait bel et bien, et ce fut ainsi qu'on le comprit, d'une attaque directe contre le Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas.

Cette offensive devait se poursuivre, sous d'autres formes et avec d'autres assaillants, d'un bout de l'année à l'autre, une année qui, d'un mot souvent employé, fut caractérisée pour la majorité par la morosité. Le Premier ministre était dès lors conduit à procéder en septembre 1971, puis en mars suivant, et derechef en mai, à de difficiles reprises en main de ses partisans, à de laborieuses remises en ordre du camp gaulliste, à de rudes mises en garde de ses alliés centristes et surtout giscardiens. Devant les instances de l'UDR, devant les députés de la majorité, devant l'opinion à la télévision, il s'efforçait à maintes reprises de rassurer, de répondre aux attaques, d'apaiser les inquiétudes, d'expliquer sa politique, plaidant inlassablement la nécessité de la cohésion de l'UDR, l'unité de la majorité, le dynamisme dans l'action — parfois avec succès, parfois avec moins de bonheur. Mais l'aiguillon électoral, surtout après le référendum d'avril 1972, agitait et perturbait le camp gouvernemental.