Jusqu'alors, Chinois et Soviétiques semblaient considérer comme des péripéties les centaines d'incidents qui éclataient régulièrement le long des 8 000 km de leur frontière commune. Brusquement, le 2 mars 1969, tout change.

Sur l'Oussouri, qui sépare la Sibérie de sa voisine, le maoïsme, dénoncé depuis des années par la presse soviétique, cesse d'être pour eux une abstraction idéologique. Dans le fracas des obus et des rafales de mitrailleuses, l'île Damanski (Chen pao), enjeu de la bataille, deviendra très vite le point de départ de véritables chansons de geste à la gloire des héroïques gardes-frontières.

Il faut dire que les dirigeants soviétiques ne sont pas avares de précisions sur ce que Zamiatine, le porte-parole officiel, appellera la «bestialité exceptionnelle des Chinois ». Après ses déclarations révélant que les 31 soldats soviétiques tués ont été défigurés, que des blessés ont été achevés, plusieurs dizaines de milliers de Moscovites indignés iront briser les vitres de l'ambassade chinoise.

À peine cette émotion — puissamment entretenue par une campagne de presse (on ne parle plus du socialisme, mais du « sol sacré de la patrie ») — fera-t-elle mine de s'éteindre que, le 14 mars 1969, l'île Damanski — Chen pao s'embrase à nouveau. Le combat, plus sanglant, plus acharné aussi que le précédent, dure sept heures. Il y aura des centaines de morts, surtout du côté des Chinois, écrasés par le feu de l'artillerie soviétique, amenée à la hâte dans le secteur.

Vers une négociation avec Pékin

« La neige était devenue noire sous les obus », racontera le général Lobanov, le commandant des troupes de frontières. Plus lyrique, le poète Evtouchenko écrit : « Des taches sanglantes poudrent la neige, rouges comme les livres de citations de Mao. » Moscou avertit Pékin : « Toute nouvelle violation de notre territoire provoquera une riposte écrasante. »

Déjà l'escalade s'arrête. C'est l'URSS la première qui propose, le 28 mars, de négocier. Mao a d'autres chats à fouetter : le 1er avril s'ouvre le IXe Congrès du PC chinois, au cours duquel Lin Piao répondra indirectement par une phrase de son rapport : « En attendant un règlement, le statu quo devra être maintenu à la frontière afin d'éviter des conflits. Ce rapport ne sera publié que le 27 avril. Pendant deux mois, on échange des notes entre les deux capitales ennemies. Pékin ne dit pas non, mais insiste sur la révision du « tracé injuste des frontières ». Il s'agit pour la Chine de faire traîner les choses en longueur : elle sait que l'URSS est pressée de se présenter aux partis réunis le 5 juin 1969 à Moscou avec l'atout de la négociation. C'est pourquoi, le 24 mai, une nouvelle note chinoise éludera encore la date d'une éventuelle rencontre.

Les dirigeants soviétiques ont beau avoir dénié au PC chinois le nom même de communiste (« la nouvelle organisation créée par Mao au IXe congrès n'a plus rien de commun avec le communisme », écrivent, le 3 avril, les Izvestia), ils savent que de nombreux PC conviés à Moscou ne partagent pas cette opinion.

L'accord se fait finalement sur un lieu de rencontre, Khabarovsk (proposé par les Chinois), et sur une date : le 18 juin. Mais d'autres incidents se produisent avant l'ouverture de la conférence ; notamment, le 11 juin, entre le Kazakhstan et le Sinkiang, frontière sensible du sanctuaire atomique chinois.

Dans l'orbite occidentale

Ni la crise tchécoslovaque ni, à plus forte raison, le conflit avec la Chine n'ont empêché l'URSS de poursuivre son dialogue avec l'Occident. Le lien avec les États-Unis a été maintenu à la conférence de Genève sur le désarmement, où le délégué soviétique a pu annoncer pour juillet 1969 des négociations soviéto-américaines sur la réduction des missiles.

Le contact s'est renforcé depuis le 3 avril 1969, avec l'ouverture à New York de la concertation des Quatre grands pour régler la crise du Moyen-Orient. Les Soviétiques, à qui elle a permis de maintenir 50 navires de guerre en Méditerranée, ont appuyé cette pénétration militaire par une tournée de Podgorny en Algérie et au Maroc, début avril. Parallèlement — les points acquis leur paraissant suffisants —, ils ne se sont pas fait faute de critiquer les organisations palestiniennes opposées à un règlement.