Le 5 octobre 1968, une marche de protestation qui tourne à l'émeute à Londonderry révèle brutalement au monde qu'il existe toujours une question irlandaise et qu'elle se pose dans les termes (inimaginables en cette Europe du XXe siècle) dune guerre de religion. On découvre tout à coup ses héros fanatiques et rêveurs, animés de la foi des bûchers et de nostalgies nationalistes : le Révérend Paisley, meneur de foule plus que pasteur, brandissant l'épée pour lutter contre le « péril papiste » ; la « Jeanne d'Arc celte », Bernadette Delvin, député à vingt-deux ans, dont la glorieuse insolence ébranle les Communes et rappelle que cette guerre de religion est d'abord une révolte des jeunes (la moitié de la population jeune est catholique).

Ce sont les jeunes qui ont provoqué cette prise de conscience de la minorité catholique et donné sa force explosive au mouvement de protestation d'une minorité qui se sent victime d'une triple injustice :
– religieuse : elle ne représente qu'un peu plus du tiers de la population (498 031 âmes, sur 1 484 775 habitants) et se heurte à la méfiance, l'ostracisme et parfois la haine de la majorité protestante (anglicane, presbytérienne et méthodiste). Irlandaise de souche, elle est, en outre, nationaliste, face aux protestants fidèles à l'Angleterre ;
– économique et sociale : héritiers des colons écossais et anglais, les protestants sont, en général, les possédants, de la terre d'abord, de l'industrie ensuite. Les difficultés économiques propres à l'Ulster — déclin des industries traditionnelles, chantiers navals et lin, sous-développement général — accentuent le déséquilibre social. Le chômage — dont le taux est trois fois plus élevé que dans le reste du Royaume-Uni — touche davantage les catholiques que les autres (un ouvrier sur six est sans travail à Londonderry) ;
– politique : l'Irlande du Nord bénéficie d'un statut d'autonomie interne. Par le jeu du suffrage censitaire, du double vote pour certains, du droit de vote accordé aux personnes morales (c'est-à-dire aux sociétés) et du découpage électoral, les protestants se sont réservé le contrôle du Parlement de Belfast (9 députés catholiques sur 52) — le Stortmont — et des municipalités. Sur 8 000 adultes privés du droit de vote en raison de l'insuffisance de leur contribution mobilière, 7 000 sont catholiques. Pour l'ensemble de l'Irlande du Nord, 239 241 citoyens adultes n'ont pas le droit de participer aux élections. Cependant, les 12 députés de la Chambre des communes sont désignés au suffrage universel.

Un Premier ministre réformiste

Après Londonderry, la campagne des « droits civiques » gagne toutes les villes d'Irlande. Le Premier ministre Terence O'Neill, un modéré, promet des réformes, mais il est combattu par ses propres amis politiques, qui ne veulent pas céder d'un pouce (not an inch). Recherchant un appui à la base, il dissout le Parlement et procède à des élections (25 février 1969). C'est un échec : les extrémistes — catholiques et protestants — font le plein des voix. La tendance dure au sein du parti unioniste est renforcée.

Loin de calmer les esprits, les élections ont, en outre, relancé l'agitation. T. O'Neill, alors, renonce. Il donne sa démission le 22 avril. Contrairement à toute attente, son successeur, le major Chichester-Clark, est un réformiste. On murmure qu'il est le candidat de Londres.

Le gouvernement britannique n'est jusqu'ici intervenu que pour envoyer les renforts de police que Belfast demandait. Mais il suit la situation avec inquiétude et nul ne doute qu'il souhaite l'apaisement par des réformes. Le Trésor britannique fournit le tiers du budget de l'Irlande du Nord ; il peut, en outre, débloquer d'importants crédits pour le développement industriel.

Un appui réel auprès des Cinq

Sur le plan extérieur, le gouvernement britannique n'a pu que maintenir ses grandes options : renforcement de l'Alliance atlantique, désengagement à l'est de Suez, fidélité au Commonwealth, candidature européenne.