Pour beaucoup, il s'agit de rejouer le scénario de 1936, mais, à l'évidence, mai 1968 n'a pas été juin 1936 : les grèves d'alors étaient survenues après la victoire politique du Front populaire et les ouvriers avaient vaincu le patronat avec l'appui du gouvernement. En 1968, les ouvriers se battent contre les pouvoirs publics et le patronat. Du point de vue syndical, en 1936, dans la CGT réunifiée, les confédérés (les réformistes de la tendance Jouhaux) l'emportaient largement sur les unitaires (les pro-communistes de la tendance Frachon). Léon Blum ne craignait guère le jeune Maurice Thorez :  son parti, avec 150 élus, avait reçu 2 millions de voix, tandis que les communistes avaient eu moitié moins de suffrages et 72 élus.

En mai 1968, le rapport des forces sociales et politiques est bien différent : sans doute, le PC a-t-il presque moitié moins d'élus que la gauche non communiste, mais il a reçu en 1967 un peu plus de suffrages qu'elle. Surtout, le syndicalisme est divisé : le 25 mai, ce sont 6 organisations syndicales de salariés (CGT, CFDT, FO, CFTC-Sauty, CGC, FEN) qui se présentent au ministère des Affaires sociales pour négocier avec G. Pompidou les accords de Grenelle.

La première faille

En fait, de façon paradoxale, deux forces distinctes dominent la crise sociale : la CGT, et la base, le « pouvoir ouvrier ». Sans doute, la CGT réussira-t-elle, en définitive, à encadrer cette base, mais les dénonciations réitérées de « provocateurs », d'«irresponsables », de « gauchistes », d'« aventuristes » sont un signe : l'identité n'est pas totale entre la classe ouvrière, réalité concrète, mouvante, contradictoire, et la classe ouvrière théorique que veut incarner exclusivement la CGT.

C'est à partir des thèmes de la cogestion et de l'autogestion, mis d'emblée en avant par les enseignants, les étudiants et la CFDT, qu'une première faille apparaît entre la CGT et les aspirations de certains militants. Tandis qu'André Jeanson, président de la CFDT, déclare « les ouvriers se battent pour obtenir le pouvoir ouvrier dans les entreprises », la CGT dénonce la « formule creuse » de l'autogestion.

Ultérieurement, le droit syndical dans l'entreprise, la priorité aux bas salaires seront autant de ferments de divergences. Enfin, lors des incidents de Flins, chez Renault, la divergence d'appréciation sera profonde entre la CGT, dénonçant globalement « les groupes étrangers à la classe ouvrière entraînés quasi militairement », puis invitant à la reprise du travail, et la CFDT, appuyée par des « isolés » désirant, les uns et les autres, la poursuite de la lutte.

La stratégie de la CGT

La stratégie de la CGT est simple ; elle comprend deux faces correspondant à deux étapes possibles du développement des luttes : d'abord mettre en avant les revendications matérielles, quantitatives (les salaires, mais non pas le pouvoir d'achat, les libertés syndicales, mais non pas le pouvoir syndical, la durée et les conditions de travail, mais non pas le contexte économique et technique).

Ces revendications sont celles qui lui paraissent le mieux mobiliser la base et répondre à ses aspirations. Revendications les moins idéologiques, elles sont aussi celles qui favorisent le mieux l'unité (comment être en désaccord sur une hausse des salaires ?) et celles qui effarouchent le moins le patronat. Est-ce là un signe d'intégration à la société capitaliste ? À la CGT, le quantitatif est conçu à une dose telle qu'il a lui-même une portée révolutionnaire. La CGT sait bien que, souvent, les patrons ne peuvent pas payer.

Sans doute le risque est-il que l'inévitable inflation, comme en 1947-48, n'isole la CGT, en particulier, de toutes les classes moyennes. Mais cette stratégie prend une autre signification si elle accompagne la prise du pouvoir par une coalition de gauche comprenant les communistes. Le légalisme et la prudence de la CGT ne sont pas l'acceptation du capitalisme, mais la fidélité au vieux schéma guesdiste de la prise du pouvoir par la voie parlementaire, qui est la seconde étape.

Un pari simple

Le pari de la CGT était donc simple : ou bien la gauche perdait les élections (ou serait battue par un référendum) et la CGT continuerait à être l'organisation raisonnable qui sait terminer une grève, ou bien la gauche gagnerait et la CGT pourrait alors aisément passer du terrain revendicatif à l'action politique.