Il semble bien que le ministère de l'Intérieur l'ait senti. Les forces de l'ordre n'ont jamais été si nombreuses. Aux côtés des agents, il y a les groupes d'intervention de la préfecture de police en treillis kaki, les gardes mobiles et les CRS, qui montent de la province en longs convois. On comptera bientôt 29 compagnies de CRS dans la capitale, 73 escadrons de gardes mobiles et tous les effectifs disponibles de la police municipale : 20 000 hommes au total, rompus aux techniques de contre-guérilla. Tous bardés de boucliers, d'armes et de bidules, ces grandes triques meurtrières. Casques et masques à gaz leur donnent des airs de chevaliers teutoniques. Le 6 mai, ils sont 10 000 environ. Ils suffiront.

Dès 9 h 45, par bandes mobiles, les étudiants scandent leurs slogans : « Roche, démission ! », « Libérez nos camarades ! », « Des profs, pas des flics ! » On les voit en même temps boulevard Raspail, rue de Vaugirard, rue d'Assas et rue de Rennes, puis à la Halle aux vins. La police tolère. À 13 h 30, ils se soudent en un seul cortège. Il atteint la place des Victoires, revient au Palais-Royal en trottinant à la japonaise : « Hop, hop, hop. » C'est encore bon enfant si l'on veut bien oublier les œufs dont il bombarde une brasserie, avant d'aborder le pont du Carrousel. Le cortège débouche sur le boulevard Saint-Germain. 15 heures... Une soudaine ruée policière l'accroche, sans provocation de sa part. Trente garçons et filles à terre. Les agents regagnent leurs positions, près de leurs cars. L'air devient électrique, s'embrase ; les étudiants chargent !

Ces adolescents n'ont aucune formation paramilitaire. Ils apprennent sur-le-champ les coups qui feront mal. Car c'est la violence qui engendre la violence. Les forces de l'ordre reculeront devant leur fureur, à cet endroit. Plus tard, place Maubert, plusieurs sections des groupes d'intervention de la préfecture de police seront encerclées, paralysées pendant deux heures. Révélation décisive pour les étudiants : ils sont forts, ils peuvent disputer au pouvoir la suprématie dans la rue. Dès lors, rien ne les arrêtera. Devant dix micros de radios, Maurice Grimaud, le préfet de police, lancera en vain des appels à la raison. La jeunesse en colère goûte au plaisir guerrier du feu. Elle réplique aux grenades par le pavé. Pour élever des barricades, elle fait feu de tout bois, voitures renversées, pillage des chantiers voisins. À chaque coup reçu, un coup rendu. Le flot des manifestants grossit sans cesse, renforcé par un cortège venant de Denfert-Rochereau avec des professeurs, dont Laurent Schwartz et Chevalley, à sa tête. Les nuages lacrymogènes sont si denses qu'il pénètrent dans les tunnels du métro, entre Cardinal-Lemoine et Jussieu. Des barrages faits de détritus, d'autobus immobilisés, de véhicules incendiés coupent le boulevard Saint-Germain, la rue Bonaparte, la rue de Sèvres, la rue Médicis. Les accrochages se prolongeront jusqu'à 1 heure du matin.

Encore un bilan impressionnant : 422 arrestations, 345 policiers blessés, dont 24 à l'hôpital, et près de 600 étudiants hors de combat. Les réactions pleuvent : « Avant tout, dépassionner ! » lance Alain Peyrefitte. « Nous ne céderons pas à la répression ! » riposte l'UNEF. « Ce mouvement ne débouche sur rien... » regrettent les étudiants en médecine et en pharmacie. « Grève des cours ! » répliquent ceux des grandes écoles. Les parents d'élèves et les professeurs de sciences souhaitent que le pouvoir prenne des mesures d'apaisement, la FEN exige la levée immédiate des sanctions, et les milieux politiques, à leur tour, se font entendre. À droite, on s'indigne que l'Université encourage la propagande subversive. Progrès et Démocratie moderne proteste parce que la société n'offre pas de grands desseins à sa jeunesse. « Pas de discussion possible ! » clame le PSU. « Mécontentement légitime, mais des irresponsables chez les étudiants ! » note le PC. Mêmes tourments chez les syndicats : la CFDT affirme sa solidarité avec l'UNEF, FO estime qu'on ne réformera pas l'Université par la force ; la CGT s'élève contre les brutalités policières, mais récuse les provocateurs gauchistes qui dénaturent l'action étudiante. En clair, le pays s'émeut, il commence à se déchirer.

Mardi 7 mai

Du cœur de la vieille Asie, Georges Pompidou s'informe. Il téléphone chaque jour à Jobert, son directeur de cabinet, sans pour autant dévoiler sa pensée. Le général de Gaulle, lui, signifie qu'on ne peut tolérer les violences dans la rue ; elles n'instaurent jamais la discussion.