La plus étrange campagne électorale que la France ait jamais connue s'engage alors ; elle sera brève et bousculée. Jamais, en effet, on n'avait voté si près de l'événement, puisque la décision de dissoudre l'Assemblée a été signifiée le 30 mai et que le premier tour aura lieu le 23 juin. Jamais non plus des élections n'avaient été ainsi improvisées dans une situation sociale et politique aussi confuse et tendue.

Au jour de l'ouverture de la campagne, il y a encore plusieurs millions de travailleurs en grève, occupant le plus souvent leurs entreprises. Le pays est encore à demi paralysé par l'arrêt des transports et le désordre des télécommunications, qui ne reprendront que peu à peu, par les ruptures d'approvisionnement, bien que les pompes à essence aient été précipitamment regarnies pour le week-end de Pentecôte.

Nombreux sont les bâtiments publics, facultés, hôpitaux, administrations et même parfois mairies, qui sont occupés soit par les grévistes, soit par des comités qui se sont mandates eux-mêmes. L'Odéon, la Sorbonne restent les citadelles du pouvoir étudiant. Chaque soir ou presque, les barricades reparaissent, les violences reprennent.

La radio et la télévision officielles sont tantôt muettes, tantôt aux mains des grévistes, tantôt animées par quelques non-grévistes partisans du pouvoir. La presse se heurte à des ukases des travailleurs du livre, et d'ailleurs les hebdomadaires ne paraissent plus, la diffusion des quotidiens, quand ils sortent des presses, n'est plus assurée.

La province tourne vers la capitale des regards anxieux et inquiets. Des commandos opèrent par la force et parfois par les armes, les uns au nom de l'action civique réclamée par le chef de l'État, les autres aux cris de élections = trahison. Les mots les plus souvent prononcés, de tous les côtés, sont ceux, terribles, de « guerre civile ».

Tactique et candidatures

Les formations politiques, pourtant, et même les communistes, qui viennent d'être mis en accusation avec virulence devant l'opinion, jouent le jeu électoral. En moins d'une semaine, avant que s'ouvre la campagne officielle, qui ne durera exceptionnellement que quinze jours et non trois semaines, il a fallu improviser alliances et candidatures. Dans la majorité comme dans la gauche, la hâte a imposé la tactique.

La Fédération de la gauche a proposé, sans y croire elle-même, aux communistes et au PSU une candidature unique dès le premier tour. Le PC a décliné cette proposition et on a donc décidé de s'en tenir aux accords qui ont joué l'année précédente : candidature unique au second tour seulement et examen des « cas particuliers » au lendemain du premier tour. Là-dessus, chacun d'aligner ses représentants : ils seront 470 en métropole — autant que de circonscriptions — pour le PC, 450 environ pour la Fédération et 317 — trois fois plus qu'en mars 1967 — pour le PSU, qui entend se présenter comme la seule organisation vraiment révolutionnaire et se situer à la gauche des communistes. De ce côté, on ira donc à la bataille en ordre dispersé.

Le tableau est presque le même pour la majorité. Une première décision a jeté dans la bataille tous les ministres, sauf un, André Malraux. Puis le label gaulliste UDR (Union pour la défense de la République) a été distribué à tous les députés sortants de l'UDVe (c'est-à-dire du groupe parlementaire gaulliste de l'Assemblée) et à ceux des députés républicains indépendants qui l'ont demandé. Deux d'entre eux, toutefois, ne sollicitent pas cette investiture : V. Giscard d'Estaing lui-même et son fidèle lieutenant, Michel Poniatowski. Comme l'UDR doit être présente dans toutes les circonscriptions, on trouvera donc souvent l'un des 120 candidats républicains indépendants non-député sortant en concurrence avec un gaulliste. Une seule exception : il n'y aura pas d'UDR dans la 2e circonscription du Puy-de-Dôme (celle de V. Giscard d'Estaing) ; mais il y en aura un, qu'appuieront avec une vigueur particulière le Premier ministre et plusieurs membres du gouvernement, dans la 1re du Val-d'Oise (celle de M. Poniatowski). On trouvera des UDR-UD Ve, des UD Ve non UDR et des UDR-républicains indépendants à côté de républicains indépendants non UDR... On fera l'inventaire après le scrutin.

Pas d'ennemi à droite

Au centre, l'étiquette choisie est finalement celle du groupe parlementaire que préside Jacques Duhamel, le PDM (Progrès et Démocratie moderne). 370 candidats environ l'arboreront, et parmi eux Jean Lecanuet, qui s'est décidé cette fois à se présenter à Rouen, où il sera d'ailleurs contraint de se retirer après le premier tour.