Journal de l'année Édition 1968 1968Éd. 1968

Le livre le plus achevé est sans doute le Petit Matin, de Christine de Rivoyre, récit des premiers temps d'une vie et d'un amour dans les Landes pendant l'Occupation, livre de nature plein de paysages, plein de chevaux tendrement décrits, livre fidèle aussi à la nature du jeune animal humain et féminin. L'auteur tient les rênes de son propre talent, on sent qu'elle peut tout faire maintenant. Fidèle à un genre et à un ton que Christine de Rivoyre dépasse, Geneviève Dormann a réussi sa Passion selon saint Jules. Les deux sœurs Benoite et Flora Groult, avec Il était deux fois, se rapprochent un peu de la microsociologie dont nous parlions tout à l'heure, à travers deux mères anciennes amies de pension rapprochées par un flirt de leurs enfants. Elles peignent tout un quartier de notre société parisienne, une bourgeoisie délurée plutôt qu'une bourgeoisie avancée ; elles ébauchent la satire de cette société de culture matriarcale qui tient une certaine place dans notre monde et dont le journal officiel est l'hebdomadaire Elle, sans tout à fait sortir de la littérature qui est celle de cette société.

Henriette Jelinek a publié un nouveau roman, la Marche du fou (pensez aux échecs), Suzanne Prou un second livre, les Demoiselles sous les ébéniers, de la même veine un peu sèche et un peu gratuite que le premier. De Françoise Sagan, on a pu lire le livre le plus négligé, le Garde du cœur. Et s'il faut garder un premier livre de femme comme un espoir, je garderai le Prénom de Dieu, d'Hélène Cixous.

Massif imposant

Des écrivains prennent peu à peu, trop lentement, la place qu'ils méritent, au premier rang. Un roman, Je l'entends encore, un recueil d'essais, De l'espace humain, et en même temps une étude de Daniel Oster sur son œuvre ont valu une promotion, si ce mot n'est point trop de la langue des marchands, de Jean Cayrol. Des poèmes, des essais, des films et une quinzaine de romans depuis son prix Renaudot de 1947 font de l'œuvre de Cayrol un massif imposant. Mais faut-il parler de massif, ou de bloc, pour une œuvre qui tient à être une œuvre ouverte, qui est une œuvre essentiellement lyrique. Romans qu'il faut lire ou qu'il faut entendre comme des poèmes, où la matière humaine fuit entre les mots comme une poussière entre les doigts, mais en nous laissant un sentiment poignant. Ce qu'il entend encore, c'est toujours la même voix. L'auteur de Je vivrai l'amour des autres se tient au milieu d'une sorte de chambre d'écho où les paroles répercutées de partout disent ou dissimulent son secret à la fois.

Un nouveau livre d'une qualité très rare, la Pourpre de Judée, met en valeur aussi Maurice Clavel. C'est un long dialogue entre l'empereur Titus, celui de Bérénice, et un de ses anciens soldats lors des campagnes de Judée. Titus sait qu'il est mourant, il n'ironise pas comme son père sur ces instants où l'empereur se sent devenir Dieu, mais il semble pressentir qu'un Dieu nouveau et vainqueur est né dans l'obscurité de son empire, précisément dans cette Judée où il a lutté. Passage de la ligne religieuse, mais surtout passage de la ligne dans la manière dont l'homme pense l'homme. Le philosophe et l'homme de théâtre ont donné la main au romancier pour faire de cette Pourpre de Judée un livre dont la beauté formelle correspond à la noblesse intérieure.

Nous avons retrouvé deux fois en quelques mois Daniel Boulanger, avec la Nacelle et surtout avec la Rose et le reflet. Le dosage de la réalité tendrement quotidienne et de l'imagination un peu saugrenue qui la transfigure, mais ne la dénature pas, est toujours subtil, et Boulanger lui-même ne le réussit pas toujours avec le même bonheur. Mais son second livre, roman comique d'acteurs ambulants entre cour et jardin, entre vraie cour et vrai jardin, entre spectre de la rose et spectre aimable de l'amour, est vraiment un très joli livre.

Olivier Perrelet reste fidèle à une grande tradition qui vient du romantisme allemand dans l'Issue du miroir. Jean-Pierre Chabrol tient mal une situation qui est une gageure dans Je t'aimerai sans vergogne. Didier Decoin réussit beaucoup mieux une opération qui n'était guère moins difficile en se mettant dans la peau autant que dans la conscience et dans le cœur (vide, hélas !...) d'une jeune fille qui attend un enfant (la Mise au monde). Christian Guillet en est au quatrième volume de sa singulière entreprise avec le Temps du partage : autobiographie minutieuse, vétilleuse, où l'auteur se prend lui-même pour la matière de son œuvre et dit son partage entre ses sentiments de jeune époux et de jeune père : c'est du Proust déproustifié, si j'ose dire, car il y manque cette veine créatrice, cette vie de l'âme qui est l'âme de l'œuvre proustienne, mais ce n'est pas indifférent. Alexandre Kalda écrit dans le Désir l'histoire d'un jeune prostitué homosexuel romain et il réussit à en faire non un livre scandaleux, mais un livre d'amère tendresse. Pierre Kyria décrit, dans l'Été à cœur perdu, le petit monde d'un cours d'été dans un riche collège américain ; il essaie d'en faire non une satire, mais une dénonciation d'un malaise général dont notre dernier printemps a été un peu l'éclatement...