Journal de l'année Édition 1968 1968Éd. 1968

Ma mémoire est injuste, elle n'a pas retenu l'Arbre de Noël, de Michel Bataille, ou le dernier roman de Jean-Jacques Gautier qui vient d'arriver, ou le roman de Jean Dutourd, Pluche, ou le Port des absents, d'Alain Prévost, ou Des feux mal éteints, de Philippe Labro, ou... ou... Mais à tant d'honnêtes écrivains et à tant d'autres que j'oublie volontairement ou non, ce n'est pas un adieu que l'on peut dire dans une chronique comme celle-ci, mais un au revoir. L'an prochain, sans doute, le bateau continuera à descendre le fleuve sur les bords duquel les paysages littéraires se font et se défont, et nous retrouverons grandis, illustrés, les écrivains que nous n'avons pas su voir cette année.

Lettres étrangères

Soit que les écrivains, à quelque culture qu'ils appartiennent, vivent aujourd'hui le même drame, soit que nos préoccupations nous poussent à rechercher parmi les écritures étrangères celles qui font écho à notre sensibilité, les quelques grandes œuvres traduites cette année à l'usage du public français révèlent une parenté curieuse et profonde. À travers les langues, les formes, les rythmes les plus divers, un même thème se répète, s'impose : la conquête de la dignité humaine.

Et plus on s'éloigne du domaine européen, des romans danois aux récits japonais ou aux poèmes nord-américains, plus cette expérience de la liberté est vécue avec tragique et traduite avec brutalité.

USA et Grande-Bretagne

Cette épreuve d'une destinée absurde s'inscrit sous le patronage d'un « artisan légendaire », Herman Melville. La Vareuse blanche fut écrite en 1849, peu avant Moby Dick. Le misérable gabier de misaine, engoncé dans son vêtement sinistre (le blanc sera la couleur de la baleine du capitaine Achab), qui lui est défroque de pitre, puis linceul désiré et refusé, reste le prototype de quelques-uns des héros les plus significatifs de la littérature américaine.

Voyage intérieur ou odyssée initiatrice, le roman américain unit le réalisme quotidien au thème mystique de la rédemption par la souffrance. Les tortures subies par l'Homme de Kiev, roman de Bernard Malamud, ne sont pas seulement la transposition des tourments de la victime d'une affaire criminelle qui passionna la Russie en 1911. Elles sont le symbole même de la lutte que tout être doit mener pour conserver son intégrité : « Tout homme est juif sans le savoir. »

Mais cette tension désespérée vers la liberté peut aboutir à l'échec que connaissent, dans le cadre d'une Angleterre étouffante et baroque, les deux frères dominés par la Gouvernante italienne, d'Iris Murdoch. Échappant à une mère possessive pour tomber sous le charme de « la servante silencieuse éternellement supérieure », Edmund et Otto se révèlent incapables, dans l'érotisme ou la souffrance, d'assumer leur propre destin.

C'est que, volontairement ou inconsciemment, l'homme ne conçoit sa relation avec autrui que sous la forme d'une usure, d'une destruction mutuelle. Ombre ou parasite, maître ou esclave.

Le Journal de Dublin, de Stanislaus Joyce, illustre, à travers les personnages privilégiés que forment l'auteur d'Ulysse et son frère cadet, confident et complice, l'ambiguïté des rapports humains. James ne s'est pas contenté d'emprunter à Stanislaus son pantalon et ses souliers, il lui a « volé » des mots, des attitudes, des rythmes, son agressivité. Couple symbolique qui donne de la condition humaine une image à la fois grotesque et mystique.

Japon

La ruse ou la mort, l'homme n'a guère d'autre choix. Ce n'est pas un hasard si l'une des plus saisissantes illustrations de la pensée grecque nous est offerte par une écriture orientale, le roman japonais d'Abé Kobo, la Femme des sables. L'amateur d'insectes qui s'effondre au fond d'un trou et qui de chasseur devient gibier, la femme qui vit dans cette fosse, à la fois appât et bête de proie, finissent par accepter leur double rôle de victime et de bourreau. La volonté de faire souffrir l'autre se sublime dans le plaisir érotique et la continuité de cette existence hallucinante est assurée par la nécessité où sont les deux prisonniers de rejeter sans arrêt le sable qui menace de les engloutir. Cette tâche vitale et lancinante fixe l'attention de l'homme, exige la concentration de toute son énergie et lui permet d'accepter l'absurdité de son destin. Car s'il détache ses yeux du sable, de ses occupations quotidiennes, l'homme va laisser errer son regard sur lui-même. Fasciné par son image, il prend alors conscience de l'écart entre la vie rêvée et le drame vécu et, pour abolir cette distance, se précipite au-devant de la mort.

Italie

Ce « Narcisse malade », c'est la figure même de Pavese que Dominique Fernandez fait revivre dans un ouvrage, l'Échec de Pavese, qui, pour ne pas appartenir à proprement parler au domaine des lettres étrangères, éclaire d'une lumière singulière un personnage et une œuvre qui sont parmi les plus attachants de la littérature italienne contemporaine. Le refus d'une reconnaissance imparfaite venue d'un tardif succès littéraire trahit l'incapacité absolue de vivre sans sympathie, sans un rapport étroit et permanent avec l'ensemble des êtres et des choses. Le problème de la relation, de la communication avec autrui, qui fonde la valeur de la dignité humaine, semble bien être au cœur de l'expérience créatrice moderne.

Danemark et Pays-Bas

Cette expérience donne lieu à deux types d'attitudes essentiels : un sentiment de solitude, causé par l'impression que les êtres se disloquent, se dissolvent sous l'action corrosive du langage, et ce malaise est particulièrement sensible chez les jeunes écrivains danois comme Leif Panduro, Fern le Danois, ou d'expression néerlandaise comme Ivo Michiels, le Livre Alpha, chez qui le réalisme s'épanouit en fantastique — la conscience que la matière du langage et la forme même de l'écriture ne sont plus capables de traduire la sensibilité d'un homme qui est entré dans une nouvelle ère de développement sensoriel et mental.

Canada

C'est là l'idée capitale d'un universitaire canadien, Marshall McLuhan, qui est passé de l'étude du dramaturge élisabéthain Thomas Nashe à la réflexion sur les mass média. De l'analyse du fonctionnement et de l'influence des moyens de communication modernes (radio, photo, cinéma, téléphone, télévision, bande dessinée), McLuhan tire trois grands principes : toute technologie est le prolongement d'une faculté humaine, physique ou psychique (le vêtement est l'extension de la peau, le livre l'extension de l'œil) – toute modification des techniques de diffusion de l'information entraîne une transformation du mode de perception individuel et collectif —, le mode de communication a plus d'importance que le message transmis.