D'autre part, la nécessité d'une révision complète d'un système d'enseignement, et surtout d'enseignement supérieur, rigide et sclérosé, était certes depuis longtemps le thème de colloques et de réquisitoires. Mais à qui fallait-il s'en prendre ? L'État avait fait, chacun le reconnaissait, un gros effort dans le domaine des constructions scolaires et de l'équipement. Mais ce n'était qu'un premier pas. Les universitaires accueillaient avec une méfiance instinctive tout projet de réformes véritables, craignant que le désordre ne succède à un ordre trop rigoureux et désuet peut-être, mais éprouvé et organisé. Les étudiants, toujours plus nombreux, paraissaient largement dépolitisés, à l'exception de quelques groupuscules extrémistes de tendances prochinoise, trotskiste, anarchisante, qui proliféraient, notamment à la nouvelle faculté des lettres de Nanterre. Pourtant, c'est de ces groupuscules qu'allait naître l'événement.

L'enchaînement

On a lu d'autre part comment les quelques dizaines d'enragés de Nanterre, ainsi qu'ils se nommaient eux-mêmes, entraînés par un de leurs camarades, de nationalité allemande, Daniel Cohn-Bendit, se heurtaient de façon de plus en plus rude aux professeurs, à l'administration universitaire, bientôt à la police, tandis que les cours étaient tour à tour suspendus, repris, interrompus de nouveau. Comment la fermeture de la Sorbonne le 3 mai, les heurts et les bagarres provoqués par cette décision malheureuse et par l'apparition de la police dans les bâtiments de la vieille Université provoquaient, parmi les étudiants de l'UNEF, les enseignants d'un de leurs syndicats, le SNE Sup, des remous sérieux, des démonstrations de solidarité brutalement réprimées, ce qui amenait le lendemain de nouvelles manifestations... Et, dans la nuit du 10 au 11 mai, 60 barricades, élevées au Quartier latin, étaient prises d'assaut une à une par les policiers, après l'échec d'une ébauche de négociation avec les manifestants étudiants, devenus soudain plusieurs dizaines de milliers. Les blessés se comptaient par centaines, ainsi que les arrestations, les dégâts étaient considérables ; dans le pays, stupéfait de cette émeute, l'émotion était à son comble. Pourtant on n'en était encore qu'au prologue.

La grève généralisée

Le pouvoir n'avait pas pris au sérieux ce déchaînement. Le général de Gaulle s'était contenté de faire savoir que l'ordre devait être et serait maintenu dans la rue. Le Premier ministre achevait un voyage officiel de dix jours en Iran et en Afghanistan. Louis Joxe, chargé de l'intérim de G. Pompidou en qualité de ministre de la Justice, Alain Peyrefitte, ministre de l'Éducation nationale, mais qui, c'était visible, n'avait plus aucune autorité sur l'Université, Christian Fouchet, ministre de l'Intérieur, qui n'avait pas su ou pu éviter les excès d'une répression à la fois prudente — il n'y eut pas de morts à déplorer, et c'est presque un miracle — et d'une stupide brutalité, avaient donné pendant la nuit du drame le spectacle de l'affolement et avaient perdu le contrôle de la situation. Rentré de Kaboul le 11 au soir, Georges Pompidou agissait aussitôt avec un mélange de fermeté et de souplesse, ordonnait que les manifestants arrêtés soient aussitôt libérés, livrait la Sorbonne aux étudiants, ce qui est, après tout, sa destination naturelle, passait l'éponge et appelait au calme. Cependant, le mouvement était lancé, la vague allait déferler et, un moment, menacer de tout emporter.

En deux jours, en effet, à travers une immense manifestation de protestation et de solidarité qui unissait les partis d'opposition et les syndicats ouvriers aux organisations d'étudiants et d'enseignants, une grève bientôt généralisée éclatait dans le pays. Les voies classiques se fermaient une à une : un débat parlementaire immédiat sur la réforme de l'enseignement et la crise de l'Université, la mise en œuvre simultanée de la force et de la diplomatie par l'installation d'un imposant dispositif de maintien de l'ordre et la promesse de négociations sur les salaires, les mises en garde et les appels à la raison, tout cela ne servait à rien. Implacablement, les grèves s'étendaient, les manifestations se répétaient soir après soir au Quartier latin, où les barricades surgissaient dans les rues, où l'Odéon était à son tour envahi, puis toutes les facultés, où flottaient les drapeaux noirs et rouges.