La première réplique, le lendemain même, ne vient pas de l'opposition, mais de Giscard d'Estaing. L'associé, l'allié du gaullisme proteste : c'est un piège, c'est la fin de la coopération au sein de la majorité, la clôture brutale du dialogue entre l'exécutif et le législatif... Et il demande, il exige, des précisions, des garanties, un abrègement du délai d'application des pouvoirs spéciaux. Certains de ses amis parlent de rupture de contrat et laissent même entendre qu'ils ne voteront pas cette délégation.

Mais Georges Pompidou a prévu cette réaction. Il compte d'abord sur le général de Gaulle, et il n'a pas tort : à sa conférence de presse du 16 mai, en effet, dont le plat de résistance sera l'accueil plus que réservé fait à la demande d'adhésion britannique au Marché commun, le président de la République justifie les pouvoirs spéciaux, tout en laissant la responsabilité de l'affaire au gouvernement.

Les motions de censure

Le Premier ministre compte également sur la procédure qui oblige l'Assemblée à renverser le cabinet si elle ne veut pas lui donner ce qu'il demande. Là aussi, il a gain de cause : car, après avoir hautement protesté, menacé même, les giscardiens devront s'incliner. La motion de censure déposée par l'opposition en réplique au projet de pouvoirs spéciaux recueillera finalement, le 20 mai, 236 voix, alors qu'il en eût fallu 244 pour qu'elle soit adoptée et le gouvernement renversé. On remarque, néanmoins, qu'aux communistes et fédérés se sont finalement joints tous les centristes, sauf trois, et la moitié des huit non-inscrits. La marge est extrêmement étroite et, pour cette première vraie épreuve, le verdict des élections s'est trouvé confirmé : gaullistes et giscardiens ont bien la majorité, mais celle-ci est si mince, si faible que nombreux sont ceux qui pensent que cette Assemblée n'ira pas jusqu'au terme de son mandat, jusqu'à 1972.

Il faudra d'ailleurs cinquante jours en tout pour qu'à travers deux autres votes sur la motion de censure, qui recueille de nouveau 236 voix le 9 juin et 237 le 16, G. Pompidou obtienne enfin ses pouvoirs spéciaux. Il a gagné quatre mois de tranquillité relative, mais il a payé cet avantage très cher. L'irritation est vive, en effet, non seulement au centre, mais parmi les républicains indépendants, qui ont l'impression d'avoir été élus pour rien.

L'amnistie

Un ultime baroud d'honneur sur l'amnistie, que refusent les gaullistes parce que leur chef entend conserver l'entière liberté d'effacer ou de proroger à sa guise les conséquences du putsch de 1961 et du terrorisme activiste de 1962, témoignera d'ailleurs dans les derniers jours de la session du malaise qui règne dans la majorité. Dans un vote de procédure, en effet, on verra une dizaine de députés Ve République et giscardiens faire défection et, pour la première fois, le gouvernement sera en minorité, le 15 juin, par 243 voix contre 234. L'incident n'était réglé, la semaine suivante, qu'à la faveur du vote des communistes, hostiles, eux aussi, à l'amnistie.

Les syndicats avaient été piqués au vif par les ordonnances et ils organisaient le 17 mai, au lendemain de la conférence de presse présidentielle et à la veille de l'ouverture du débat parlementaire, une grève générale, largement suivie dans tout le pays. Les craintes d'une aggravation des difficultés de l'emploi, d'une atteinte à la protection sociale par la réorganisation de la Sécurité sociale engendraient un climat tendu et hostile, qui laissait prévoir une difficile rentrée d'octobre.

Bref, le Premier ministre avait réussi, par son opération, à gagner quelques mois et à avoir pendant l'été les mains libres, mais il avait aggravé sa situation parlementaire et sociale.

Ce désagréable coup de semonce retentissait à l'Élysée, et bientôt G. Pompidou multipliait, à l'intention de Chaban-Delmas, président de l'Assemblée, le 18 juin, puis des dirigeants des groupes de la majorité, et finalement, le 27, dans un entretien radio-télévisé, de l'opinion tout entière, les avertissements et les mises en garde. Allait-on retourner, demandait le Premier ministre, aux mauvaises habitudes, voire à l'instabilité, de la IIIe et de la IVe République ? Une application plus rigoureuse de la Constitution et du règlement, une discipline plus stricte de la majorité, une réforme peut-être des procédures et des méthodes de travail parlementaires paraissaient devoir être mises en œuvre à l'automne.

Problèmes de la majorité

En fait, avec 7 voix de majorité et une coalition parlementaire incertaine, le pouvoir semblait enclin à se durcir, à brandir la menace de la dissolution, à contraindre ses partisans à serrer les rangs. En même temps, une sorte de course de vitesse était engagée dans le pays entre les giscardiens, qui installaient une à une leurs fédérations régionales des républicains indépendants, leurs clubs Perspectives et réalités, et le gaullisme, qui entreprenait de se réorganiser. Le sigle UNR-UDT était définitivement abandonné, cinq secrétaires nationaux remplaçaient Jacques Baumel, secrétaire général démissionnaire, de nouveaux organes de direction étalent mis en place, des assises nationales prévues pour la rentrée. Mais c'est de plus en plus à l'Hôtel Matignon, autour du Premier ministre, que se réunissaient les responsables, là qu'étaient prises toutes les décisions et arrêtée la tactique.