Ainsi, depuis près de trois ans, chaque décision importante, chaque choix significatif, chaque geste et chaque mot ont été pesés, dans l'un et l'autre camp, en tenant le plus grand compte des incidences électorales. Or, non seulement la confrontation permanente entre le pouvoir et l'opposition et, au sein de chaque coalition, des formations politiques entre elles n'a pas cessé, mais elle s'est faite même plus acharnée, le corps électoral et l'Assemblée s'étant trouvés partagés en deux camps presque égaux. Cette atmosphère tendue et indécise, un peu oubliée en France de 1962 à 1965 — puisqu'il n'y avait pas eu de consultation à l'échelle nationale et qu'il existait au Parlement une majorité solide et cohérente —, a donc envahi de nouveau — et pour combien de temps ? — la vie nationale.

C'est la grande leçon de l'année 1966-67 que ce retour aux luttes politiques. En même temps, celles-ci revêtent désormais une forme, un style qui diffèrent très sensiblement, par de nombreux aspects, des affrontements d'autrefois. Peut-être les historiens dateront-ils de cet entracte entre l'élection de décembre 1965 et les élections de mars 1967 le grand tournant du régime, la véritable mutation de la vie publique française.

Stratégie et programmes

Au moment où s'achève, à la fin de juin, la session parlementaire du printemps 1966, les députés qui vont se disperser pour les vacances d'été ne savent pas encore s'ils se retrouveront à l'automne sur les bancs du Palais-Bourbon. Ils n'ignorent pas qu'au sein même du gouvernement Michel Debré, qui a fait une rentrée spectaculaire en succédant au mois de janvier à Valéry Giscard d'Estaing comme ministre de l'Économie et des Finances, milite pour une dissolution, des élections anticipées, une réforme électorale. Ils savent que des études ont été entreprises sous la direction de Roger Frey, ministre de l'Intérieur, pour déterminer le mode de scrutin le plus favorable au gaullisme : scrutin de liste départemental majoritaire, scrutin uninominal de circonscription à un seul tour, système limitant à deux candidats seulement les challengers du second tour, par analogie avec l'élection présidentielle... Mais quand et comment votera-t-on ? Les dirigeants gaullistes, les ministres eux-mêmes l'ignorent, et G. Pompidou, le Premier ministre, se tait : le général de Gaulle n'a pas encore tranché.

Ce n'est qu'une raison de plus pour accélérer et étendre les préparatifs, puisqu'il faut être prêt pour toutes les éventualités. On s'y emploie donc, aussi bien dans la majorité que dans l'opposition.

Le dispositif gaulliste

Dès le 1er juin, le Premier ministre a mis en place le dispositif de la campagne gaulliste. C'est le « Comité d'action pour la Ve République », qu'il préside lui-même et qui distribuera seul les investitures. Il n'y aura qu'un candidat de la Ve République dans chacune des quatre cent quatre-vingt-sept circonscriptions. Le programme, la propagande, la tactique seront fixés, pour toutes les branches de la famille majoritaire réunies sous une même autorité, par le chef du gouvernement, chef de la majorité, chef d'état-major unique du général.

Cependant, Valéry Giscard d'Estaing et ses amis républicains indépendants, alliés indispensables de l'UNR au pouvoir et au Palais-Bourbon, n'ont pas renoncé tout à fait à arracher quand même l'autorisation de présenter au premier tour leurs propres candidats, à côté de ceux de l'UNR. Ils entendent que chacun compte ses voix ; puis, les électeurs ayant désigné le meilleur, la discipline jouera au second tour au profit du mieux classé. Parallèlement, Valéry Giscard d'Estaing exige de former avec ses élus, dans la prochaine Assemblée, un groupe parlementaire distinct du groupe UNR. Enfin, le président des républicains indépendants revendique de nombreuses circonscriptions, où, assure-t-il, il a de meilleurs représentants et de meilleures chances que les gaullistes de stricte obédience.

La discussion sur ces trois exigences — candidatures multiples, groupes distincts, investitures nombreuses — se poursuivra jusqu'à l'automne, malgré la volonté affichée dès le printemps par Georges Pompidou de maintenir l'unicité de candidature et de limiter le domaine de ses entreprenants alliés.

Incertitudes de la majorité

En revanche, le Premier ministre acceptera les groupes séparés, jugeant que cette apparente concession, payée de renonciations sur les deux autres points, constitue pour son interlocuteur et associé une victoire à la Pyrrhus. Il estime, en effet, que dans un groupe unique Giscard d'Estaing pourrait étendre son influence bien au-delà des limites relativement étroites de son parti et attirer à lui une fraction des gaullistes, alors que la séparation empêche la contagion en cas d'indiscipline. Il n'a pas tort, ainsi que le montrera la suite des événements.