Luis de Góngora y Argote

Poète espagnol (Cordoue 1561-Cordoue 1627).

Introduction

Il fut le poète le plus doué dans l'histoire des lettres espagnoles. Il entreprit, en outre, une exploration transcendantale dans le domaine du langage en général : quels objets poétiques trouve-t-on, quels poèmes peut-on inventer quand une totale liberté d'esprit, qui va jusqu'au libertinage spirituel, s'astreint au scrupuleux respect des lois qu'elle s'est arbitrairement données ? La démarche de Góngora est une aventure bizarre qui ne cesse pas de fasciner.

La carrière

Il naquit dans une famille où on lisait. À l'université de Salamanque, où il aurait dû faire son droit canon, sa plus profonde nature se révéla : ce joueur-né passa son temps dans les tripots et, transposant cette passion dans les lettres, il s'amusa à dénigrer, sous forme de pastiches et de parodies, toute la littérature contemporaine, dont l'esprit de sérieux lui semblait ridicule. Quand il revint à Cordoue, ce fut pour y jouir sans façon d'une prébende au chapitre de la cathédrale. Certes, il pétille d'esprit, mais il n'a jamais nourri la moindre préoccupation spirituelle. Encore moins s'intéresse-t-il aux idées : ce qu'il aime, ce sont les chevaux et les courses de taureaux. Quant aux sentiments, il en a sa part, comme tout un chacun, mais il n'en fait pas étalage ; il sait qu'ils ne lui feraient pas toujours honneur. Il porte son masque à la main pour ne tromper personne, mais il ne faut pas l'attaquer : il est outrageusement vindicatif et mauvaise langue.

L'Église lui confie des missions à Grenade, à Madrid, à Cuenca, à Salamanque et à Valladolid. Sa frivolité se meut à l'aise dans les grandes capitales, auprès des courtisans… et des courtisanes. Pourtant, il nourrit spontanément une grande nostalgie pour son enfance ou pour un monde premier, auquel le renvoie sa plume. Qu'on n'imagine pas que ce monde est idéal ou idéaliste. L'enfant et le berger d'Arcadie s'adonnent aux péchés, en toute innocence. Góngora est un homme lucide.

Dès 1589, on publie de lui douze romances dans une Flor (anthologie) de différents auteurs. Il écrit des sonnets, une fable mythologique sur le mode burlesque, des odes que recueille Pedro de Espinosa dans ses Flores de poetas ilustres de 1605. Car il devient célèbre, bien qu'il ne se préoccupe jamais du sort des poèmes qu'il lit à des amis et que ceux-ci s'empressent de colporter. Veut-on des compositions religieuses ou bien des dithyrambes de puissants (les Sandoval, qui règnent après le roi) ? Il en écrit par jeu, pour exercer sa plume, s'aiguiser l'esprit, il en profite surtout pour vider sa querelle de toujours avec les « belles-lettres », singer les poètes bien en cour, les battre sur leur propre terrain, les bafouer, pousser jusqu'au ridicule leur emphase, dégonfler leur boursouflure, moquer leur préciosité et ruiner leur pédanterie. (Quelques siècles plus tard avec un génie très semblable, un Picasso, lui aussi Andalou, devait bousculer les « artistes » peintres ses contemporains sans plus d'égards.)

Cependant, ces divertissements allègres ne résolvent pas son vrai problème : y a-t-il un ordre proprement poétique du langage ? Dans sa maison des champs de Don Marcos à Cordoue, Góngora s'applique dans le secret à monter des poèmes pour voir ce qui en est, pour voir aussi ce que devient le langage quand on le viole et qu'on le disjoint dans une syntaxe « disloquée » à la manière latine. Dix ans après avoir commencé à les composer, il laisse filtrer et copier ses pièces « extrêmes ». Elles déclenchent un beau scandale dans la gent lettrée. Les poètes, même les meilleurs comme Quevedo, même éblouis comme Lope de Vega, ne le reconnaissent pas d'emblée ; et ils mettent leur cécité au compte de la confusion de l'auteur et de l'obscurité de son écriture. Sur ce terrain, ils sont battus : car jamais esprit ne fut plus exact et exigeant que celui de Góngora, jamais intention ne fut plus délibérée, jamais langue, dans le moindre détail, ne fut plus claire.

Góngora est maintenant, en 1617, prêtre ordonné ; il le fallait bien pour devenir chapelain d'honneur du roi Philippe IV. Mais il dilapide tout ce qu'il gagne. Il déverse alors sur un public admiratif une profusion de romances « morisques », grenadins, de captifs ou de soldats, des chansons religieuses, profanes, héroïques, funèbres, des odes pompeuses, des dizains burlesques ou sérieux, des sonnets italianisants, hermétiques ou en clair, louangeurs, malicieux ou ambigus. Il cultive avec une dilection manifeste l'épigramme, le romancillo pour guitaristes des rues (en pentasyllabes), des couplets de tonalité diverse, ou espiègles, ou grotesques ou libertins ; il pousse même la virtuosité jusqu'à composer des poèmes mal écrits, volontairement dépourvus de sens. Ses letrillas dégingandées (mélange de vers longs et courts avec un refrain) font les délices des oisifs et des intrigants : elles sont méchantes ; contre Góngora bretteur, aucune parade n'est possible.

Le duc de Lerma, favori de Philippe III, tombe en disgrâce. C'était son protecteur ; Góngora retourne à Cordoue. À cette distance, sous le nouveau règne, ses grâces n'amusent pas tant, ses traits s'émoussent, sa malice est moins redoutable. Il meurt à soixante-six ans.

L'année même de sa mort, un diligent admirateur Juan López de Vicuña, publie Obras en verso del Homero español.

L'Inquisition condamne l'ouvrage. Un deuxième recueil paraît en 1633 avec les commentaires, très pertinents et bien nécessaires, de José García de Salcedo Coronel. Mais c'est seulement en 1921 que Foulché-Del-bosc retrouve et publie le chansonnier dit « d'Antonio Chacón », que Góngora avait revu et dédié au comte-duc d'Olivares, le favori de Philippe IV.

Ses 23 000 vers, au total, répartis dans 420 compositions datées, constituent le corpus poétique le plus ésotérique des lettres espagnoles, l'un des plus étranges de la littérature mondiale. Sa cohérence est évidente ; mais où la situer quand le poète lui-même, dans son joyeux persiflage, fait la nique aux rhétoriciens, déclare son indifférence pour le style, manifeste son mépris pour les idées, implique son dédain pour tout sentiment, recule devant l'étalage de toute sensibilité ? Que reste-t-il pour son mérite, si ce n'est l'existence de beaux objets, nommés poèmes, faits avec des mots scrupuleusement ordonnés au sein de leur propre univers ?

Góngora à lui seul changea le cours de la littérature espagnole. Ses plus ardents critiques, qui lui reprochaient un style hors de tout style, une arrogante affectation et son impatience à leur égard, peu à peu succombèrent à sa fascination et pratiquèrent tant bien que mal une langue « à la Góngora ». C'est le cas de Juan de Jáuregui et de Lope de Vega. Plus qu'une école, le gongorisme, ou culteranismo, fut une maladie. Pour juger de la subtilité de leurs élèves, les jésuites dans les collèges leur donnaient à commenter le Polyphème (Fábula de Polifemo y la Galatea) et les Solitudes (Soledades). Les prédicateurs cultivaient en chaire un amphigouri qui se disait culto, culterano. Leurs ouailles, qui n'y comprenaient rien, s'efforçaient pourtant d'imiter ce langage. Au théâtre, toutes les classes mêlées applaudissaient aux tirades merveilleuses, mais alambiquées, de Calderón, imbu de Góngora. Les lecteurs se complaisaient aux gongorismes dont tous les poètes et les romanciers, sans exception, vernissaient (ou, au mieux, émaillaient) leurs vers et leur prose. Or, le malheur, pour les lettres espagnoles, c'est que Góngora est tout à fait inimitable. En vain le savant jésuite Gracián, entièrement acquis au gongorisme, voulut-il donner une armature morale, idéologique à tous ces épigones étourdis et à leur production. Son traité « sur l'ingéniosité dans les lettres » et son roman édifiant le Criticón, rédigé dans un style très gongorin, ne trouvèrent guère d'écho parmi eux. Et la littérature s'enlisa pendant près de deux siècles dans un jargon précieux que nul bon sens bourgeois, honni par principe en Espagne, ne pouvait ridiculiser.

La poésie de Góngora

Quelques œuvres

Chansonnettes (Letrillas)

Góngora ne s'abuse pas sur lui-même : « Comme au chaud, je me sens bien, riez de moi à votre aise, gouvernez le monde et parlez politique. Ce qui me gouverne, moi, c'est du beurre sur du pain tendre, et en hiver une orange pressée avec une rasade de gnole. »

Il regarde les petites filles, tout attendri et sans doute concupiscent : « Le romarin, petite Isabelle, à cette heure, c'est une petite fleur bleue, demain, ce sera du miel. » Rien de tel que l'amour pour transformer le monde : « Parmi les fleurs chantent les rossignols. Mais il y a aussi de petites clochettes d'argent pour annoncer l'aube et puis de petites trompettes d'or pour saluer à l'aurore deux grands beaux yeux, soleils de mon cœur. »

Première Solitude

Un garçon, sauvé des eaux, rejoint la pâle lumière d'une cabane de bergers. Il y dîne, il y dort ; du haut d'un tertre, il contemple le pays ; il entend chanter les fillettes ; il les voit danser pour célébrer le mariage d'une amie. Un vieux sage raconte alors les périls de la mer. Le garçon reconnaît dans l'épousée une belle qui jadis l'avait banni. Les bergers rivalisent dans les exercices du corps ; ils s'affrontent dans les courses et les pugilats amicaux.

Deuxième Solitude (inachevée)

Le naufragé chante ses malheurs ; un marin raconte ses pêches en mer ; dans un bois apparaissent des chasseurs.

Thèmes et structures

Partout, en suivant les méandres savants de l'expression, le lecteur retrouve, sous une forme qui est épurée des circonstances quotidiennes, de vieux mythes ou des légendes archétypiques : le retour du marin, la marche dans la forêt touffue et les ténèbres, l'homme naufragé rejeté nu sur la plage (la « déréliction »), la lumière d'espoir qu'apporte le retour à la nature, le retour de l'enfant prodigue au foyer du père, de l'ouaille à son bercail, les ébats en plein air, la danse rituelle. Les deux Solitudes font jouer ensemble des morceaux de bravoure : églogues « piscatoires » et « vénatoires », pastorales, hyménées, chœurs. Surtout, il apprend que c'est le verbe qui donne leur signification aux données confuses de notre sensibilité et de notre entendement, leur lumière aux choses et une forme au chaos.

Jáuregui disait de la poésie de Góngora qu'elle n'avait ni corps ni âme. Rien n'est plus vrai. Elle n'emprunte pas son corps au langage de la communication, à l'espagnol des moines prêcheurs, des reîtres ou des hâbleurs de la Cour. Chaque poème a son propre corps, fait de mots à lui, solidement charpentés entre eux ; et son âme, qui lui est propre aussi, émane comme un parfum de l'épaisseur même du tissu verbal. C'est ainsi que chaque lecture renvoie chaque lecteur au langage de son enfance quand tous les mots étaient virtuels, tout neufs, qui est aussi la langue balbutiante, informulée de ses rêves ; elle lui fait retrouver, soudain et par éclairs, ses bonheurs oubliés et latents, des espoirs depuis longtemps perdus et toujours sensibles, l'innocence de ses premiers regards et tous les printemps de son cœur, les joies secrètes de l'isolement, de la solitude.

Laissons parler Góngora. Le corps du poème ? « Édifice en balance, stable dans l'instable, fermé sur soi, ouvert à tous. » L'âme du poème ? « Elle s'égare en quête de son égarement, toute à ses douces erreurs, à ses suaves errances. »

Voir plus
  • 1613 Les Solitudes, poème de L. de Góngora.